C’est par les manifestations pacifistes d’opposition à la guerre russo-japonaise que le mouvement socialiste attira l’attention de la société japonaise dans son ensemble. La guerre que se livrèrent en 1904-1905 le Japon et le gouvernement impérial de Russie fut une lutte impérialiste pour la domination de la Corée et de la Mandchourie, province située au Nord-Est de la Chine.
KŌTOKU Shūsui, SAKAI Toshihiko (1870-1933) et d’autres socialistes fondèrent en 1903 la Société de l’homme du peuple (Heiminsha), dont l’organe hebdomadaire Heimin shimbun (Le Journal de l’homme du peuple) retentit de leurs courageuses protestations anti-bellicistes. Pour eux « Égalitarisme, Socialisme et Pacifisme », devaient mener à la réalisation de « Liberté, Égalité, Fraternité » ; leur activité de vulgarisation et de diffusion du socialisme allait de pair avec la dénonciation sévère du conflit militaire qui s’annonçait. Ainsi le Heimin shimbun (Journal de l’homme du peuple) publia une traduction de la proclamation pacifiste de Tolstoï et échangea avec l’Iskra, organe du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, des messages appelant à une lutte commune.
Quant à KATAYAMA Sen, qui participa comme délégué des socialistes japonais au VIe Congrès de la Deuxième Internationale réuni à Amsterdam en août 1904, il vint sur le podium serrer longuement la main de G. Plekhanov, délégué du « pays ennemi », et proclamer devant le monde entier son opposition irréductible à la guerre. L’allocution prononcée en anglais par KATAYAMA fut traduite en français par Rosa Luxemburg et en allemand par Clara Zetkin. Grâce à KOTOKU Shūsui et à SAKAI Toshihiko, le Manifeste communiste de Marx et Engels fut pour la première fois en 1905 traduit en japonais et publié dans le Heimin shimbun (Journal de l’homme du peuple). Le numéro contenant ce texte fut immédiatement interdit à la vente et les traducteurs se virent infliger une amende ; la publication du Manifeste communiste demeura d’ailleurs interdite jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Les articles pacifistes du Heimin shimbun attirèrent une répression gouvernementale sévère : interdictions à la vente, amendes, emprisonnements répétés des rédacteurs ou des collaborateurs, qui aboutit finalement à l’interdiction de paraître. Mais il reste que cette entreprise intrépide a constitué la pierre angulaire traditionnelle des mouvements japonais d’opposition à la guerre et de sauvegarde de la paix.
La victoire remportée dans la guerre russo-japonaise permit au Japon d’annexer la moitié sud de Sakhaline et la péninsule du Liaodong, de transformer la Corée en une colonie (1910 : annexion de la Corée) et de contrôler l’administration de la Mandchourie. Sa position de nation impérialiste se trouva renforcée. Du point de vue économique, le Japon avait également progressé considérablement dans la voie du capitalisme monopolistique. Autour de l’axe constitué par l’expansion de la sidérurgie, le développement des industries utilisant l’énergie électrique et la nationalisation des chemins de fer (en 1906), l’extension de la capacité de production et de la taille des usines et des mines fut remarquable et l’on assista au développement du secteur de l’industrie lourde et, plus particulièrement, de la métallurgie et de la construction mécanique.
Dans le contexte des telles transformations, les caractéristiques nouvelles du mouvement ouvrier postérieur à la guerre russo-japonaise furent la multiplication des grèves, l’accroissement de leur ampleur et leur violence généralisée. Le phénomène nouveau fut l’éclosion de grèves jusque dans les usines d’armement placées sous le contrôle du gouvernement et dans les grandes entreprises appartenant aux « clans de la richesse » (zaibatsu). En particulier, le conflit de février 1907, qui mobilisa 3 600 ouvriers des mines d’Ashio pour l’amélioration des conditions de travail, vit son impact social encore grandi lorsque le gouvernement décida d’envoyer l’armée pour mettre fin à la violence. On assista alors à une succession de grandes grèves dans les mines de métaux et dans les houillères, dont la majorité se transforma en émeutes et entraîna fréquemment l’intervention des forces armées. Il faut noter que la grande grève des 6 000 employés des tramways de Tōkyō, qui dura de la fin de l’année 1911 jusqu’au début de l’année suivante et fut couronnée de succès, eut lieu sous la direction et avec l’aide des socialistes tel KATAYAMA Sen. Eu 1911 fut promulguée la première loi pour la protection des ouvriers, la Loi de réglementation des usines (Kōjō hō) qui fixa entre autres les limites de la durée de travail pour les femmes et les jeunes ; cependant, les prescriptions de cette loi étaient insuffisantes et, de plus, sa mise en vigueur effective ne devait pas avoir lieu avant 1916, c’est-à-dire cinq années plus tard.
Après la guerre russo-japonaise, le mouvement socialiste fut en proie à des dissensions internes. Il finit par se scinder en deux groupes : les tenants de l’humanisme chrétien d’un côté et, de l’autre, les socialistes héritiers du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple (Jiyū minken undō) ayant adhéré au matérialisme ; chacun de ces groupes lança, à partir de novembre 1905, de nouvelles publications : Shin kigen (Ère nouvelle) et Hikari (Clarté). La division n’empêcha pas la constitution l’année suivante du Parti socialiste japonais (Nihon shakaitō) légalement autorisé qui, tout en maintenant les revendications pour l’institution du suffrage universel, tenta de pénétrer dans les masses en avançant des revendications sociales telle la lutte contre l’augmentation des tarifs des tramways. Mais de nouvelles divergences d’opinion sur l’orientation du Parti se firent bientôt jour. Pour les uns, tels KATAYAMA Sen et TAZOE Tetsuji (1873-1908) notamment, l’obtention du suffrage universel était d’une importance capitale, il devait permettre d’envoyer à la Diète des représentants de la classe ouvrière et, par conséquent, de se servir de cet organisme pour réaliser le socialisme : il fallait donc poursuivre et multiplier les mouvements de faveur d’une « politique parlementaire ». Pour les autres dont le chef de file était KOTOKU Shūsui, il fallait plutôt encourager les mouvements visant à établir une société anarcho-communiste au moyen de l’« action directe » à partir des réalités des âpres luttes de la classe ouvrière. L’affrontement entre les « tenants de la voie parlementaire » fortement marqués par la Deuxième Internationale et plus particulièrement par le Parti social-démocrate allemand, et les « défenseurs de l’action directe » influencés par l’anarcho-syndicalisme amena le mouvement socialiste au bord de la rupture. C’est alors que le gouvernement, saisissant le prétexte de l’argumentation des « défenseurs de l’action directe », contraignit le Parti socialiste à se dissoudre, un an après sa constitution.
En 1910 fut provoqué l’incident le plus sanglant de l’histoire du mouvement socialiste japonais, connu sous le nom de l’Affaire de lèse-majesté. Alléguant que les anarchistes de la « Fraction de l’action directe » auraient projeté d’assassiner l’Empereur Meiji, le gouvernement impérial procéda dans tout le pays à l’arrestation de plusieurs centaines d’anarchistes, de socialistes ou de sympathisants. Les délibérations du tribunal furent secrètes et la répression fut terrible : 12 prévenus furent condamnés à la peine de mort et 12 autres aux travaux forcés à perpétuité. Les actions terroristes projetées par trois ou quatre anarchistes n’étaient qu’un prétexte pour le pouvoir qui, en fait, avait monté de toutes pièces ce complot qui lui permettait de liquider d’un seul coup les mouvements démocratique et révolutionnaire. A la suite de cette Affaire, le mouvement socialiste fut à peu près anéanti pendant quelques années : cette période est connue sous le nom de « l’ère d’hiver ».
En 1911 enfin, des femmes groupées autour de HIRATSUKA Raichō (1886-1971) fondèrent la Société des Bas bleus (Seitōsha) qui, proclamant qu’« à l’origine de tout, la femme était soleil », organisa dans une perspective intellectuelle petite-bourgeoise le mouvement de libération de la femme.