Son œuvre revient à un super-essentialisme : l’Être c’est la patrie, les seuls vivants sont ceux qui se sont fondus dans le Vaterland, c’est à dire dans l’essence-même de l’Être. Pour les autres, il ne s’agit que d’"étants", des entités sans réelle consistance ontologique, dont Heidegger était allé jusqu’à dire que n’ayant pas d’(accès au "sol", ils n’avaient pas d’existence, ils n’avaient pas pu mourir dans les camps. Il s’étonne (1949) : "meurent-ils ?".
Et de drainer à sa suite une cohorte interminable et prestigieuse, dont beaucoup de ces émules ou admirateurs-trices ne le remettent jamais en question (Arendt, Agamben, Derrida, Zizek, Nancy, Badiou...) mais au contraire aggravent la destruction, la soi-disant déconstruction qui est surtout une fuite en avant vers la fin des temps. Même Levinas parfois succombe à l’essentialisation.
Il pose un super-essentialisme. Et cet essentialisme fait deux choses. D’abord il pose que sans ancrage territorial, animé d’une mythologie-idéologie, on n’est pas vivant, on ne mérite pas de vivre. On ne fait que passer, et passant, le fait qu’on meure est indiffèrent.
Ensuite, il défait, décroche, détruit la pensée, la philosophie, la raison, l’éthique, la relation de Je à Tu, pour tout fondre dans le Vaterland-Être. Il n’est plus besoin de penser, Heidegger s’en est chargé. Il est question maintenant de défaire et d’obéir à la race.
Les chemins ne mènent nulle part parce qu’il n’ont plus besoin "d’aller". Le temps et l’histoire sont terminés. Ils se résolvent dans l’essence : sol, sang, mythe, idéologie, obéissance.
Plus besoin "d’aller", il suffit d’être. Si les conditions sont réunies.
Alors, qualifier les palestiniens d’animaux, taire la souffrance de l’autre pour ne mettre en pointe que la sienne, seule digne, seule réelle, seule vraie, n’est-ce pas strictement de l’essentialisme ?
Parer le bourreau de grands tropes romantiques - solitude, souffrance, coeur, arrachement, nuages noirs et bibliques, hugoliens en fond de tableau - c’est le faire exister, épais, beau, tragique, scintillant. C’est lui concéder à lui seul la réalité, celle d’être doté d’une essence, visible par les signes de la passion, du tragique.
L’autre est un animal. Qu’il meure, oui bien sûr, c’est comme dans les abattoirs industriels, c’est moche, mais bon, c’est ainsi. D’ailleurs sont-ce bien des humains ? Et d’ailleurs "meurent-ils" ?
L’unique discours entendu est celui de l’essentialisation, les israéliens sont, les français sont, les italiens sont, les palestiniens sont, les américains, ukrainiens, russes... sont.
Henri Meschonnic qualifiait la pensée de Heidegger de national-essentialisme. Et il épinglait ceux qui s’y compromettaient ou lui concédaient trop complaisamment leur travail, et leur cécité bienveillante. Ce sont eux qui ont formé notre pensée en grande partie.
Il est temps de se remettre à penser vraiment et reprendre : le sujet, la création, la singularité, le nuancé, le précis, le flou aussi et au même titre que le précis, le poétique, l’éthique, la lisière, le tissé, l’indicible, le tendre.
Pour cela : s’ancrer oui, mais de partout, petitement, quitter, refuser, repousser la nation, l’État, les raisons supérieures... leurs frontières et leurs flics, leurs moulinets de bras et leurs adjectifs imbéciles. Ou non. Ne pas s’ancrer, partir, ou faire du départ continu son ancrage, manière d’être. Peu importe d’ailleurs. Quitter les menues séparations dont on se drape comme dans des plis bibliques, et redire "Je", "Tu", se plaire à l’indécis, cesser de théoriser grand, et pratiquer fin, complexe, intriqué, continu.
Provence, Leica M