Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE, NI CHARLIE !

Le Site de Demain le Grand Soir est issu de l’émission hebdomadaire sur "Radio Béton", qui fut par le passé d’informations et de débats libertaires. L’émission s’étant désormais autonomisée (inféodé à un attelage populiste UCL37 (tendance beaufs-misogynes-virilistes-alcooliques)/gilets jaunes/sociaux-démocrates ) et, malgré la demande des anciens adhérent-es de l’association, a conservé et usurpé le nom DLGS. Heureusement, le site continue son chemin libertaire...

Le site a été attaqué et détruit par des pirates les 29 et 30 septembre 2014 au lendemain de la publication de l’avis de dissolution du groupe fasciste "Vox Populi".

Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Le prophète et le prolétariat
Article mis en ligne le 5 décembre 2023
dernière modification le 1er décembre 2023

par siksatnam

Nous publions ce texte qui nous fait comprendre le positionnement des marxistes (et de certains communistes libertaires) vis à vis de l’islamisme. Il est critiquable sur bien des aspects et permet de donner un fondement idéologique à une grande partie de la gauche radicale française quant à sa complaisance avec l’islamique politique.

« Par le passé, la gauche a commis deux erreurs face aux islamistes. La première a été de les considérer comme des fascistes, avec lesquels rien de commun n’était possible. La seconde a été de les considérer comme des « progressistes » qu’il ne fallait pas critiquer. »

Au Moyen-Orient et ailleurs, la vie politique, depuis la révolution de 1978-1979 en Iran au moins, est dominée par les mouvements islamistes. Ces mouvements, que l’Occident a rangé sous l’étiquette de « fondamentalisme islamique », d’ « islamisme », d’« intégrisme », d’« islam politique » ou de « renouveau islamique », ont pour but de « régénérer » la société grâce à un retour aux enseignements originels du prophète Mohammad.

Ils sont devenus une force majeure en Iran et au Soudan (où ils sont toujours au pouvoir), en Egypte, en Algérie et au Tadjikistan (où ils sont impliqués dans de violentes luttes armées contre l’Etat), en Afghanistan (où des mouvements islamistes rivaux se font la guerre depuis l’effondrement du gouvernement pro-soviétique), dans les territoires occupés (où leur engagement politique défie l’hégémonie de l’OLP sur la résistance palestinienne), au Pakistan (où ils constituent une part significative de l’opposition), et plus récemment en Turquie (où le Parti du Bien-être a pris le contrôle d’Istanbul, d’Ankara et de nombreuses autres villes).

La montée de ces mouvements a causé un énorme choc au sein de l’intelligentsia libérale et a engendré une vague de panique parmi ceux qui croyaient que la « modernisation » qui avait suivi la victoire des luttes anti-coloniales des années 1950 et 1960 conduirait inévitablement à l’avènement de sociétés plus éclairées et moins répressives1.

Ils assistent au contraire au développement de forces qui semblent s’inspirer d’une société ancienne moins libérale, qui contraint les femmes à l’isolement, utilise la terreur pour réprimer la liberté de pensée et menace ceux qui défient ses décrets des châtiments les plus barbares. Dans des pays comme l’Egypte et l’Algérie, les libéraux se rangent désormais du côté de l’Etat, qui les a persécutés et emprisonnés par le passé, dans la guerre qu’il mène contre les partis islamistes. Mais les libéraux ne sont pas les seuls à avoir été plongés dans le désarroi par la montée de l’islamisme. C’est également le cas de la gauche. Celle-ci ne sait pas comment réagir face à ce qu’elle considère comme une doctrine obscurantiste, soutenue par des forces traditionnellement réactionnaires et jouissant d’un succès certain parmi les couches les plus pauvres de la société. Il en découle deux approches opposées.

La première est de considérer l’islamisme comme la Réaction Incarnée, comme une forme de fascisme. Cette position fut notamment adoptée après la révolution en Iran par l’universitaire britannique Fred Halliday, qui se réclamait de la gauche à l’époque, qui donnait au régime iranien le nom d’« Islam à visage fasciste »2. Une grande partie de la gauche iranienne adopta cette approche après la consolidation du régime Khomeyni en 1981-1982, approche que reprend aujourd’hui la gauche en Egypte et en Algérie. Ainsi, par exemple, un groupe marxiste révolutionnaire algérien soutient l’idée que les principes, l’idéologie et l’action politique du FIS « sont comparables à ceux du Front National en France » et qu’il s’agit d’un « courant fasciste »3.

La conclusion pratique à laquelle mène facilement une telle analyse est la construction d’alliances politiques visant à empêcher la progression des fascistes à tout prix. Ainsi Halliday concluait que la gauche en Iran avait tort de ne pas s’allier à la « bourgeoisie libérale » entre 1979 et 1981 pour s’opposer « aux idées et à la politique réactionnaires de Khomeyni »4. Aujourd’hui en Egypte, la gauche, influencée par la tradition communiste dominante, soutient de fait l’Etat dans sa guerre contre les islamistes.

L’approche opposée est de considérer les mouvements islamistes comme des mouvements « progressistes » et « anti-impérialistes » de défense des opprimés. Cette position fut adoptée par la majeure partie de la gauche iranienne dans la phase initiale de la révolution de 1979 : le Toudeh, parti influencé par l’Union soviétique, ainsi qu’une grande partie des Feddayin, organisation guérillériste, et les Moudjahidines du Peuple, islamistes de gauche, qualifiaient tous les forces qui soutenaient Khomeyni de « petite bourgeoisie progressiste ». La conclusion de cette approche était qu’il fallait accorder à Khomeyni un soutien quasi-inconditionnel5. Un quart de siècle auparavant, les communistes égyptiens avaient adopté momentanément cette position à l’égard des Frères Musulmans, les enjoignant de s’allier à eux dans « une lutte commune contre la « dictature fasciste » de Nasser et ses « alliés anglais et américains » »6.

Je veux démontrer que ces deux positions sont fausses. Elles ne parviennent ni à identifier le caractère de classe de l’islamisme moderne, ni à définir ses rapports avec le capital, l’Etat et l’impérialisme.
Islam, religion et idéologie

La confusion commence souvent par une confusion sur le pouvoir de la religion elle-même. Les croyants la considèrent comme une force historique à part entière, fut-elle pour le meilleur ou pour le pire. C’est aussi le point de vue de la plupart des anti-cléricaux bourgeois et des libre-penseurs. Pour eux, combattre l’influence des institutions religieuses et des idées obscurantistes constitue en soi la voie vers la libération des peuples.

Si les institutions et les idées religieuses jouent de toute évidence un rôle dans l’histoire, ce processus ne peut pourtant être séparé du reste de la réalité matérielle. Les institutions religieuses, avec leurs couches de prêtres et de professeurs, apparaissent dans une société donnée et sont en interaction avec cette société. Elles ne peuvent se maintenir au fil des changements de la société qu’à condition de trouver des moyens de changer la base même qui les soutient. Ainsi, par exemple, l’une des plus importantes institutions religieuses au monde, l’Eglise catholique romaine, qui vit le jour à la fin de l’antiquité et survécut en s’adaptant tout d’abord à la société féodale pendant un millénaire, puis en s’adaptant non sans mal à la société capitaliste qui succéda au féodalisme, a dû pour cela changer une grande partie du contenu de ses propres enseignements.

Les gens ont toujours su donner des interprétations différentes à leurs idées religieuses, en fonction de leur propre situation matérielle, de leurs relations avec d’autres gens et des conflits dans lesquels ils se trouvaient impliqués. L’histoire foisonne d’exemples de personnes qui professent des croyances religieuses presque identiques et qu’on retrouve dans des camps opposés lors des grands conflits sociaux. Ce fut le cas lors des convulsions sociales qui secouèrent l’Europe pendant la grande crise du féodalisme au XVIe et au XVIIe siècles, lorsque Luther, Calvin, Münzer et bien d’autres chefs de file « religieux » offraient à leurs fidèles une nouvelle vision du monde grâce à une réinterprétation des textes bibliques.

A cet égard, l’islam ne diffère en rien des autres religions. Il est apparu dans un contexte donné, celui de la communauté marchande des villes de l’Arabie du VIIe siècle, dans une société dont l’organisation reposait encore principalement sur une base tribale. Puis l’islam s’épanouit au cours de la succession de grands empires façonnés par certains de ceux qui acceptaient les préceptes musulmans. Il persiste aujourd’hui comme idéologie officielle de nombreux états capitalistes (Arabie Saoudite, Soudan, Pakistan, Iran, etc.), mais aussi comme source d’inspiration de nombreux mouvements d’opposition.

L’islam est parvenu à survivre dans des sociétés aussi différentes parce qu’il a su s’adapter à des intérêts de classe divergents. Il a ainsi pu obtenir des moyens financiers pour construire ses mosquées et payer ses prédicateurs tour à tour auprès des commerçants d’Arabie, des bureaucrates, des propriétaires terriens et des commerçants des grands empires, comme auprès des industriels du capitalisme moderne. Mais dans le même temps, il a su obtenir l’allégeance de la masse du peuple en véhiculant un message propre à apporter une consolation aux pauvres et aux opprimés. A chaque étape de son évolution, le discours de l’islam a toujours oscillé entre la promesse d’une certaine protection pour les opprimés et la garantie d’une protection contre tout renversement révolutionnaire pour les classes exploitantes.

Ainsi l’islam exige que les riches s’acquittent d’un impot islamique de 2,5 % (la zakat) pour soulager les pauvres, que les gouvernants fassent œuvre de justice et que les maris ne maltraitent pas leur épouses. Mais il considère l’expropriation des riches par les pauvres comme du vol, affirme que la désobéissance à un gouvernement « juste » est un crime qui doit être puni par la loi avec la plus grande vigueur et n’attribue aux femmes que des droits inférieurs à ceux dont les hommes bénéficient dans les domaines du mariage, de l’héritage ou sur les enfants en cas de divorce. Il séduit les riches comme les pauvres en réglementant l’oppression et en élevant par la même un rempart contre une oppression plus dure encore, mais aussi contre une éventuelle révolution. L’islam constitue, tout comme le christianisme, l’hindouisme et le bouddhisme, à la fois le cœur d’un monde qui en est dépourvu et l’opium du peuple.

Mais aucun ensemble d’idées ne peut rencontrer un tel écho chez des classes différentes, en particulier dans une société ébranlée par des convulsions sociales, à moins d’être rempli d’ambiguïtés. Il doit pouvoir donner lieu à des interprétations différentes, même si cela conduit ses disciples à s’entredéchirer.

L’islam vérifie cette condition quasiment depuis ses origines. Après la mort de Mohammad en 632 après Jésus-Christ, deux ans à peine après la conquête de la Mecque par les Musulmans, des divergences apparurent entre les disciples d’Abou Bakr, qui devint le premier calife (c’est-à-dire le successeur de Mohammad comme chef de l’islam) et Ali, le mari de Fatima, sœur du prophète. Ali affirmait que certaines des décisions prises par Abou Bakr relevaient de l’oppression. Ces divergences grandirent pour finalement aboutir à une bataille entre armées musulmanes rivales, la Bataille du Chameau, qui fit 10 000 morts. Ces divergences provoquèrent la premier grand schisme donnant naissance à deux versions de l’islam, sunnite et chiite. Ce ne fut que le premier d’une longue série. On vit apparaître de façon récurrente des groupes qui dénonçaient la souffrance que les impies infligeaient aux opprimés et réclamaient un retour à « la pureté » originelle de l’islam telle qu’elle existait du temps du prophète. Comme le dit Akbar S. Ahmed :

Tout au long de l’histoire de l’islam, les chefs de file musulmans ont souvent prêché un idéal (...) Ils se faisaient ainsi les portes-paroles de mouvements ethniques, sociaux ou politiques souvent flous (...) Ceci ouvrit la voie à tout l’éventail schismatique qui caractérise la pensée islamique, depuis le chiisme, avec ses ramifications comme les Ismailiens, jusqu’à d’autres mouvements, plus éphémères (...) L’histoire musulmane est remplie de Mahdis menant des révoltes contre l’ordre établi, y perdant souvent la vie (...) Ces meneurs étaient souvent issus de la petite paysannerie ou de groupes ethniques démunis. L’utilisation du discours islamique a renforcé leur sentiment de dénuement et consolidé le mouvement7.

Même l’islam traditionnel ne constitue pas, du moins dans ses formes populaires, un ensemble de croyances homogènes. La diffusion de cette religion qui couvre toute la région allant de la côte atlantique de l’Afrique du Nord-Ouest au golfe du Bengale, implique l’incorporation dans la société islamique de peuples qui intégraient à l’islam beaucoup de leurs anciennes pratiques religieuses, même si elles étaient en contradiction avec certains des préceptes originels de l’islam. C’est pourquoi les formes populaires de l’islam incluent souvent des cultes de saints locaux ou de reliques saintes, même si l’islam orthodoxe considère ces pratiques comme de l’idolâtrie sacrilège. C’est ainsi que prospèrent les fraternités soufistes qui, sans constituer des rivales de taille pour l’islam traditionnel, mettent l’accent sur l’expérience mystique et magique, ce que de nombreux fondamentalistes trouvent inacceptable8.

Ainsi, tout appel à un retour aux pratiques du prophète est en fait synonyme, non de conservatisme, mais de transformation conduisant à un comportement tout à fait nouveau.

Cela est vrai du renouveau de la foi islamique tout au long de ce siècle. Il fut d’abord un moyen de faire face à la conquête matérielle et la transformation culturelle de l’Asie et de l’Afrique du Nord par l’Europe capitaliste. Les partisans de ce renouveau de la foi affirmaient que cette transformation n’aurait jamais été possible sans la corruption des valeurs islamiques, dont les grands empires médiévaux, par leur avidité en biens matériels, étaient responsables. Le seul moyen de régénérer le monde musulman était de ressusciter l’esprit fondateur de l’islam, tel qu’il était exprimé par les quatre premiers califes (ou, pour les chiites, par Ali). C’est ce qui, pour prendre un exemple, justifia aux yeux de Khomeyni la dénonciation de la quasi-totalité de l’histoire de l’islam depuis 1 300 ans : « Malheureusement, le véritable islam eut une courte vie. Les Omeyyades tout d’abord [la première dynastie arabe, fondée par Ali], puis les Abbassides [qui les conquirent en 750 après Jésus-Christ], firent beaucoup de tort à l’islam. Plus tard, les monarques qui régnèrent sur l’Iran continuèrent dans la même voie ; ils déformèrent complètement l’islam, et le remplacèrent par quelque chose de très différent ».9

Ainsi, alors que l’islamisme peut être présenté par ses défenseurs et ses détracteurs comme une doctrine traditionaliste, fondée sur le rejet du monde moderne, les choses sont en fait bien plus complexes. L’aspiration à recréer un passé mythique correspond à une volonté, non de laisser la société existante telle qu’elle, mais de la refondre complètement. De plus, ce désir de refondre la société ne peut avoir pour but de produire une copie conforme de l’islam du VIIe siècle, puisque les islamistes ne rejettent pas tous les aspects de la société actuelle. En règle générale, ils acceptent l’industrie et la technologie modernes ainsi qu’une grande partie de la science sur laquelle elles s’appuient - souvent ils affirment que l’islam, en tant que doctrine plus rationnelle et moins empreinte de superstition que le christianisme, est davantage en harmonie avec la science moderne. Les partisans du renouveau de la foi essaient donc en fait de faire advenir quelque chose qui n’a jamais existé auparavant, qui fait fusionner les traditions anciennes et les formes modernes de la vie sociale.

Par conséquent, réduire tous les islamistes à des « réactionnaires » est une erreur, tout comme assimiler le « fondamentalisme islamique » dans son ensemble, au fondamentalisme chrétien qui est le bastion de l’aile droite du Parti républicain américain. Des personnages comme Khomeyni, comme les chefs de file des groupes Moudjahidines rivaux en Afghanistan ou comme les dirigeants du FIS en Algérie utilisent certes des thèmes traditionalistes et jouent sur la nostalgie de groupes sociaux en voie de disparition, mais ils attirent aussi des courants radicaux apparus avec la transformation de la société par le capitalisme. Olivier Roy, lorsqu’il évoque les islamistes afghans, explique que :

Le fondamentalisme est tout autre chose [que le traditionnalisme] : c’est l’idée qu’il faut effectuer un retour sur les Textes, par-delà la tradition qui les a alourdis et déformés. C’est le « retour à ... », la relecture, la quête des origines. L’ennemi n’est pas la modernité mais la tradition, ou plutôt dans le contexte musulman, tout ce qui n’est pas la Tradition du Prophète (la sunna). Il s’agit bien d’un réformisme. »10.

Le traditionalisme musulman est une idéologie qui cherche à perpétuer un ordre social miné par le développement du capitalisme - ou du moins à évoquer cet ordre afin de masquer la transformation de la vieille classe dirigeante en classe capitaliste moderne. C’est le cas de la famille qui règne sur l’Arabie Saoudite. L’islamisme est une idéologie qui, bien qu’elle fasse appel à certains thèmes similaires, cherche à transformer la société, non à la conserver en l’état. C’est pourquoi le terme même d’« intégrisme » n’est pas vraiment approprié. Comme Abrahamian l’a observé :

L’appellation d’« intégrisme » est synonyme d’inflexibilité religieuse, de purisme intellectuel, de traditionalisme politique, et même de conservatisme social et de centralité des principes scripturaux-doctrinaux. Le terme d’« intégrisme » implique le rejet du monde moderne11.

Mais en fait, les mouvements comme celui de Khomeyni en Iran reposent sur « l’adaptabilité idéologique et la flexibilité intellectuelle, accompagnées d’une contestation de l’ordre établi et de la prise en compte des problèmes socio-économiques qui alimentent l’opposition de masse au statu quo »12. Pourtant on ne distingue pas toujours clairement ce qui différencie l’islamisme du traditionalisme. Et c’est justement parce que la notion de régénération sociale se présente sous la forme d’un discours religieux qu’elle est susceptible d’interprétations différentes. Elle peut signifier mettre simplement fin à des « pratiques dégénérées » grâce à un retour aux comportements qui sont supposés avoir précédé la « corruption de l’islam » par « l’impérialisme culturel ». L’accent est alors mis sur la « pudeur » de la femme et sur le port du voile, sur la fin de la « promiscuité » due à la mixité à l’école et sur le lieu de travail, sur l’opposition à la musique populaire occidentale et ainsi de suite. Ainsi, l’un des dirigeants les plus populaires du FIS, Ali Belhadj, dénonce-t-il la « violence » à l’égard des musulmans due à l’« invasion culturelle » :

Nous, musulmans, nous croyons avec force que la forme la plus grave de violence qu’on nous fait n’est pas la violence physique, car nous sommes prêts (...) C’est seulement la violence que représente le défi lancé aux sentiments de la communauté musulmane par l’imposition d’une législation diabolique, au lieu de la charia (...) Existe-t-il une violence plus grande que celle qui consiste à répandre et à encourager ce que Dieu a interdit ? On crée des entreprises vinicoles, oeuvre du démon, et les maisons de passe sont protégées par les policiers ! (...) Peut-on concevoir violence plus grande que celle de cette femme qui brûle son foulard en place publique, aux yeux de tous, en disant que l’actuel code de la famille pénalise la femme, et trouve des efféminés, des demi-hommes ou des transsexuels pour la soutenir dans son égarement (...) [Est-ce de la violence que] d’exiger que la femme demeure chez elle, dans une atmosphère de chasteté, de réserve et d’humilité, et qu’elle n’en sorte que dans les cas de nécessité définis par le Législateur ? (...), que d’exiger la ségrégation des sexes parmi les élèves et les enseignants et l’absence de cette mixité puante, cause de la violence sexuelle (...)13.

Mais la régénération peut aussi être synonyme de remise en cause de l’Etat et d’aspects de la domination politique de l’impérialisme. Ainsi, les islamistes iraniens fermèrent la plus importante station d’« écoute » américaine en Asie et prirent le contrôle de l’ambassade des Etats-Unis. Le Hezbollah au sud-Liban, Hamas en Cisjordanie et à Gaza, ont joué un rôle clef dans la lutte armée contre Israël. En Algérie, le FIS a organisé des manifestations monstres en opposition à la guerre menée par les Etats-Unis contre l’Irak, même si elles lui coûtèrent la perte du soutien financier de l’Arabie Saoudite. La notion de régénération peut même signifier dans certains cas le soutien aux luttes matérielles contre l’exploitation des travailleurs et des paysans comme le montre l’exemple des Moudjahidines iraniens entre 1979 et 1982.

Les différentes interprétations de l’idée de régénération séduisent des individus issus de classes sociales différentes. Mais la phraséologie religieuse peut empêcher ceux qui sont concernés d’identifier les différences qui les séparent. Dans le feu de la lutte, les individus sont susceptibles de mélanger les enjeux, si bien que la lutte contre le dévoilement des femmes est vue comme une lutte contre les compagnies pétrolières occidentales et contre la pauvreté extrême de la masse de la population. Ainsi en Algérie, à la fin des années 80, Belhadj,

fait figure au contraire de « tête brûlée » (...) Concevant l’islam dans sa forme scripturale la plus pure, il prône l’application stricte de ses commandements (...) Ali Belhadj part tous les vendredis en guerre contre le monde entier. Juifs et chrétiens, sionistes, communistes et laïques, libéraux et agnostiques, gouvernants de l’Est et de l’Ouest, chefs d’Etat arabes ou musulmans, chefs de partis et intellectuels occidentalisés sont les cibles favorites de ses prônes hebdomadaires 14.

Pourtant, sous la confusion des idées, de réels intérêts de classe étaient à l’œuvre.

La nature de classe de l’islamisme

L’islamisme est apparu dans des sociétés traumatisées par l’impact du capitalisme, tout d’abord sous la forme d’une conquête externe par l’impérialisme, ensuite, et de plus en plus, par la transformation des rapports sociaux internes qui accompagne l’apparition d’une classe capitaliste locale et la formation d’un Etat capitaliste indépendant.

Les anciennes classes sociales ont été remplacées par de nouvelles, bien que cela ne soit pas fait de manière claire ou instantanée. Il s’est produit ce que Trotsky appelait « un développement inégal et combiné ». Le colonialisme a battu en retraite, mais les grandes puissances impérialistes, en particulier les Etats-Unis, continuent d’utiliser leur puissance militaire comme outil de négociation pour influer sur la production de l’unique ressource majeure du Moyen-Orient : le pétrole. A l’intérieur, l’intervention de l’Etat - et souvent la propriété étatique - a conduit à l’émergence d’une grande industrie moderne, mais des secteurs entiers de l’industrie « traditionnelle » subsistent, basés sur un grand nombre de petits ateliers dans lesquels le propriétaire travaille souvent avec 2 ou 3 employés, fréquemment membres de sa propre famille. La réforme agraire a transformé certains paysans en agriculteurs capitalistes modernes ; mais bien plus grand est le nombre de ceux qu’elle a contraint à l’exode, les dépossédant, ou presque, de leurs terres et les forçant, pour essayer de joindre les deux bouts, à avoir recours à des emplois temporaires dans les ateliers ou sur les marchés des bidonvilles en pleine explosion.

L’expansion considérable du système éducatif forme des diplômés en grand nombre. Mais ceux-ci ne trouvent que peu de débouchés professionnels dans les secteurs de pointe de l’économie. Ils placent tous leurs espoirs dans l’accès à la bureaucratie d’Etat, tout en faisant des « petits boulots » dans l’économie informelle : racoler de la clientèle pour les commerçants, servir de guides aux touristes, vendre des billets de loterie, conduire des taxis, etc.

Les crises de l’économie mondiale ces 20 dernières années ont aggravé toutes ces contradictions. L’économie nationale est désormais trop limitée pour permettre un fonctionnement efficace des industries modernes, alors que l’économie mondiale est trop compétitive pour leur permettre de survivre sans protection de l’Etat. Les industries traditionnelles n’ont en général pas pu se moderniser sans soutien de l’Etat et elles ne peuvent apporter une solution à l’incapacité de l’industrie moderne à fournir des emplois à la population urbaine en essor. Mais quelques secteurs ont réussi à établir des liens autonomes avec le capital international et supportent de moins en moins la domination de l’Etat sur l’économie. Les habitants les plus riches des villes engloutissent de plus en plus les produits de luxe disponibles sur le marché mondial, créant un mécontentement croissant parmi les travailleurs temporaires et les chômeurs.

L’islamisme est une tentative de résolution de ces contradictions par des gens qui ont été élevés dans le respect des idées islamiques traditionnelles. Mais il n’est pas soutenu de manière égale par tous les groupes sociaux. Certains de ces groupes adhèrent à une idéologie moderne laïque - bourgeoise ou nationaliste -, tandis que d’autres se tournent plutôt vers une forme de réponse laïque et prolétaire. Le renouveau islamique reçoit le soutien de quatre groupes sociaux différents, chacun interprétant l’islam à sa manière.

1) L’islamisme des anciens exploiteurs

Tout d’abord, on trouve les membres des classes privilégiées traditionnelles qui craignent d’être les perdants de la modernisation capitaliste de la société, en particulier les propriétaires terriens (y compris le clergé dépendant pour ses revenus des terres appartenant à des fondations religieuses), les commerçants capitalistes traditionnels et les propriétaires de la masse des petits magasins et d’ateliers. Ce sont souvent ces groupes qui ont financé les mosquées, et qui considèrent l’islam comme un moyen de défendre leur mode de vie et de faire entendre leur voix à ceux qui gèrent le changement. Ainsi en Iran et en Algérie, c’est ce groupe qui a fourni au clergé les ressources pour s’opposer au programme de réforme agraire de l’Etat dans les années 1960 et 1970.

2) L’islamisme des nouveaux exploiteurs

Ensuite on trouve, issus pour la plupart du groupe précédent, certains capitalistes qui ont réussi malgré l’hostilité des groupes liés à l’Etat. En Egypte par exemple, les Frères Musulmans « s’étaient faufilés dans les mailles du tissu économique de l’Egypte de Sadate à l’époque où des pans entiers en étaient livrés au capitalisme sauvage. Le Rockfeller égyptien, l’entrepreneur Uthman Ahmad Uthman n’a jamais fait mystère de sa sympathie pour les Frères »15.

En Turquie, le Parti du Bien-être, dirigé par un ancien membre du principal parti conservateur, jouit du soutien d’une grande partie du capital de taille moyenne. En Iran, parmi les bazaris qui ont soutenu Khomeyni contre le Shah, on trouvait des riches capitalistes frustrés par la manière dont la politique économique favorisait ceux qui étaient proches de la couronne.

3) L’islamisme des pauvres

Le troisième groupe est celui des pauvres issus du monde rural, qui ont souffert de l’expansion de l’agriculture capitaliste, forcés à l’exode vers les villes à la recherche désespérée d’un emploi. Ainsi en Algérie, la réforme agraire n’a profité qu’à 2 des 8,2 millions de ruraux. Les 6 millions restants durent choisir entre rester dans leurs campagnes et voir leur pauvreté s’aggraver, et partir à la ville pour chercher du travail16. Mais dans les villes, « le groupe le plus démuni est celui des chômeurs irréductibles, composé des anciens paysans déracinés qui ont déferlé sur les villes en quête d’un emploi et d’avancement social (...) et qui se sont retrouvés détachés de la société rurale, sans être pour autant réellement intégrés à la société urbaine »17.

Ils ont perdu les certitudes associées à un mode de vie ancien - certitudes qu’ils identifient à la culture musulmane traditionnelle -, sans acquérir une quelconque sécurité matérielle ou un mode de vie stable. « Pour des millions d’Algériens pris entre une tradition qui ne leur inspire plus une loyauté totale et un modernisme qui ne peut satisfaire les besoins psychologiques et spirituels, en particulier des jeunes, il n’existe plus de normes claires de comportement et de croyance. »18.

Dans une telle situation, même l’agitation islamique menée par les anciens propriétaires terriens contre la réforme agraire dans les années 1970 était susceptible de trouver un écho favorable chez les paysans et les ex-paysans. En effet, la réforme agraire pouvait devenir un symbole de la transformation des campagnes qui provoquait la destruction d’un mode de vie qui, bien que miséreux, était synonyme de sécurité. « Aux propriétaires terriens établis en ville et aux paysans sans terre, les intégristes tiennent le même langage : le Coran stigmatise l’expropriation des biens d’autrui ; il recommande aux riches et à ceux qui gouvernent conformément à la Sunna d’être généreux envers les indigents »19.

L’attrait de l’islamisme augmenta au cours des années 1980 au fur et à mesure que la crise économique accentuait le contraste entre les masses appauvries et l’élite représentant 1 % de la population qui dirigeait l’Etat et l’économie. La richesse et le style de vie à l’occidentale des membres de cette élite cadrait mal avec l’image d’héritiers de la lutte de libération contre les Français à laquelle ils prétendaient. Il était très facile pour les ex-paysans d’identifier la conduite « non-islamique » de cette élite comme la cause de leur propre misère.

De même en Iran, la transformation capitaliste de l’agriculture par la réforme agraire lancée par le Shah dans les années 1960 ne profita qu’à une minorité des travailleurs. Elle n’apportait aucune amélioration à la situation économique des autres ; parfois elle l’aggravait. Ceci accentua l’antagonisme existant entre les pauvres, ruraux ou récemment urbanisés, et l’Etat, antagonisme qui était loin de desservir les forces islamiques qui s’étaient opposées à la réforme agraire. Ainsi, pour prendre un exemple, lorsque, en 1962, le Shah fait appel aux forces de l’ordre contre de grandes figures de l’islamisme, il ne réussit qu’à en faire des vecteurs de l’expression du mécontentement d’un très grand nombre de gens.

En Egypte, l’« Infitah », l’ouverture de l’économie sur le marché mondial grâce à des accords signés avec la Banque Mondiale et le FMI à partir du milieu des années 1970, aggrava sensiblement la situation de la majorité des paysans et ex-paysans, créant ainsi d’énormes réserves d’amertumes. En Afghanistan, les réformes agraires imposées après le coup d’Etat du PDPA (parti communiste) en 1978, entraînèrent une série de soulèvements spontanés de la part de toutes les sections de la population rurale :

Les réformes ont mis fin aux modes de travail traditionnels, fondés sur un intérêt mutuel, sans offrir aucune alternative. Les propriétaires dépossédés se gardent bien de distribuer les semences à leurs métayers ; les prêteurs traditionnels refusent de prêter. Certes, il est prévu sur le papier la création d’une banque de développement agricole et d’un office de distribution des semences et engrais, mais rien n’est en place au moment de la mise en œuvre de la réforme. (...) Ainsi, la simple annonce des réformes avait privé le paysan de ses approvisionnements en semences (...). Mais ce que la réforme détruit ce n’est pas une simple structure économique c’est tout le cadre social non seulement de la production mais de la vie même du paysan. (...) Pas étonnant qu’au lieu de dresser 98 % du peuple contre 2 % d’oppresseurs, ces « réformes » aient eu comme conséquence une révolte généralisée de 75 % des campagnes. (...) Quand on s’aperçut que le nouveau système n’était pas efficace, même les paysans qui avaient au départ accueilli la réforme favorablement considérèrent qu’ils vivraient mieux si l’on revenait à l’ancien système20.

Mais ce n’est pas seulement l’hostilité à l’Etat qui sensibilise les ex-paysans au message des islamistes. Les mosquées fournissent un point de repère social pour des gens perdus dans une ville nouvelle et étrange. Les organisations caritatives islamiques leur apportent les services sociaux les plus rudimentaires (cliniques, enseignement, etc.) que l’Etat n’assure pas. Ainsi, en Algérie, la croissance des villes dans les années 1970 et 1980 s’est accompagnée d’une augmentation considérable du nombre de mosquées : « Tout se passe, en somme, comme si l’échec scolaire, l’arabisation, l’absence de structures de culture et de loisirs, le verrouillage des espaces de libertés publiques et la surcharge des logements rendaient des milliers d’hommes, de jeunes et d’enfants disponibles pour les mosquées »21.

De ce fait, l’argent qui provenait de personnes dont les intérêts étaient diamétralement opposés à ceux de la masse de la population - la vieille classe foncière, les nouveaux riches ou le gouvernement saoudien - était en mesure de fournir aux pauvres un havre matériel et culturel. « En la mosquée, chacun - bourgeois parvenu ou de vieille date - voit le lieu possible d’élaboration ou de réalisation de sa stratégie propre, de ses rêves et espérances »22.

Cela n’effaçait pas les divisions de classe au sein de la mosquée. En Algérie par exemple, il y avait dans les comités religieux un nombre incalculable de disputes entre les gens qui ne voyaient pas la construction de mosquées de la même façon en raison de leurs origines sociales différentes, par exemple, sur la question de savoir s’ils devaient refuser des dons pour la mosquée parce qu’ils venaient de source impure (haram). « Il est rare en effet que dans un comité religieux chacun accomplisse le cycle de son mandat, fixé en principe à deux ans, dans l’harmonie et l’entente recommandées par le culte de l’Unicité divine que chantent inlassablement les muezzins assermentés »23. Les querelles restaient cachées sous une couverture religieuse, n’empêchaient pas la prolifération des mosquées et l’influence croissante de l’islamisme.

4) L’islamisme de la nouvelle classe moyenne

Quoiqu’il en soit, ni les classes exploiteuses « traditionnelles », ni les masses paupérisées ne fournissent l’élément vital qui alimente l’islam de « retour aux sources », l’islam politique : les militants qui propagent les doctrines islamistes et risquent les agressions physiques, l’emprisonnement et la mort dans leur confrontation avec leurs ennemis.

Les classes exploiteuses traditionnelles sont par nature conservatrices. Elles sont prêtes à donner de l’argent pour que d’autres se battent, en particulier si c’est pour défendre leurs intérêts matériels à elles. C’est ce qu’elles firent lorsqu’elles se retrouvèrent confrontées à la réforme agraire en Algérie au début des années 1970 ; ce fut également le cas quand le régime baathiste en Syrie porta atteinte aux intérêts des commerçants des villes pendant le printemps 198024 ; de même quand les marchands et les petits patrons des bazars iraniens se sentirent attaqués par le Shah entre 1976 et 1978, puis menacés par la gauche entre 1979 et 1981. Mais ils sont soucieux de ne pas mettre leurs propres affaires, et surtout leurs propres vies, en péril. C’est pourquoi ce n’est pas en ces classes que l’on peut identifier la force qui a déchiré des sociétés entières comme l’Algérie et l’Egypte, a fait se soulever une ville entière en Syrie, Hama, a eu recours à des attentats suicides contre les Américains et les Israëliens au Liban et a fait prendre à la révolution iranienne un tournant bien plus radical que ce qu’avait voulu la bourgeoisie, toutes tendances confondues.

Cette force vient en fait d’une quatrième strate, très différente - d’une partie de la classe moyenne apparue avec la modernisation capitaliste dans le Tiers monde.

En Iran, c’est de cette couche que vinrent les cadres des trois mouvements islamistes qui dominèrent la vie politique au cours des premières années de la révolution. Le compte-rendu qui suit montre le soutien reçu par le Premier Ministre de la période post-révolutionnaire, Bazargan :

L’expansion du système éducatif iranien dans les années 1950 et 1960 permit à des sections encore plus larges de la classe moyenne traditionnelle d’avoir accès aux universités du pays. Confrontés à des institutions dominées par les anciennes élites occidentalisées, ces nouveaux venus dans le monde universitaire éprouvèrent un besoin urgent de justifier envers eux-mêmes la continuité de leur adherence à l’islam. Ils rejoignirent les cercles de l’Association des Etudiants Musulmans (dirigés par Bazargan et d’autres) (...). Lorsqu’ils entraient dans la vie professionnelle, les nouveaux ingénieurs adhéraient souvent à l’Association Islamique des Ingénieurs, également fondée par Bazargan. C’est ce réseau d’associations qui constitua le réel soutien social organisé à Bazargan et au modernisme islamique (...). L’attrait que suscitaient Bazargan et Talequani est à mettre sur le compte de la manière qu’ils avaient de donner aux individus montants de la classe moyenne traditionnelle une impression de dignité qui leur permettait d’affirmer leur identité dans une société dominée sur le plan politique par ce qu’ils considéraient comme une élite impie, occidentalisée et corrompue25.

Parlant des Moudjahidines du Peuple en Iran, Abrahamian remarque que de nombreuses études des premières années de la révolution iranienne ont souligné l’attrait des opprimés pour l’islamisme radical. Mais ceux-ci ne formaient pas la base sociale des Moudjahidines. C’était plutôt cette très large fraction de la nouvelle classe moyenne dont les parents avaient appartenu à la petite bourgeoisie traditionnelle. Il analyse les activités professionnelles des Moudjahidines arrêtés sous le règne du Shah et soumis à la répression sous le régime Khomeyni pour étayer ses arguments26. Bien que la troisième force islamique du pays, finalement victorieuse, le Parti Républicain Islamique de Khomeyni, soit souvent considéré comme un parti dirigé par un clergé lié aux commerçants capitalistes traditionnels, bazari, Moaddel a montré que plus de la moitié des députés de ce parti sont membres de professions libérales, professeurs, fonctionnaires du gouvernement ou étudiants, même si un quart sont issus de familles bazari27. De plus, Bayat a remarqué que dans sa lutte contre les organisations des travailleurs dans les usines, le régime pouvait compter sur les ingénieurs qui y travaillaient28.

Azar Tabari souligne qu’après la chute du Shah, un très grand nombre de femmes dans les villes iraniennes choisirent de porter le voile et se rangèrent aux côtés des partisans de Khomeyni contre la gauche. Elle affirme que ces femmes faisaient partie de cette première génération de la classe moyenne à connaître un processus d’« intégration sociale ». Elles étaient souvent issues de familles petites bourgeoises traditionnelles dont les pères étaient commerçants des bazars, artisans, etc. Elles avaient été contraintes de poursuivre des études supérieures parce l’industrialisation tarissait les sources traditionnelles de revenu de leurs familles. Elles avaient des débouchés dans des métiers tels qu’enseignante ou infirmière. Mais « ces femmes devaient faire cette expérience, souvent pénible et traumatisante, d’adaptation à la société » :

Lorsque des jeunes femmes issues de telles familles allèrent à l’université ou travailler dans les hôpitaux, tous leurs concepts traditionnels se trouvèrent attaqués par un environnement étranger au leur, où les femmes se mêlaient aux hommes, ne portaient pas de voile et s’habillaient selon le dernier cri de la mode européenne. Les femmes étaient souvent tiraillées entre les coutumes familiales et la pression de ce nouvel environnement. Elles n’avaient pas le droit d’être voilées sur leur lieu de travail mais ne pouvaient quitter la maison familiale sans voile.

Une réponse très courante à ces pressions contradictoires était de « se réfugier dans l’islam », le symbole de cette réponse étant le port du voile lors de manifestations de masse. Tabari observe un contraste saisissant entre cette réponse et celle des femmes dont les familles avaient fait partie de la nouvelle classe moyenne depuis deux ou trois générations. Celles-ci refusaient de porter le voile et s’identifiaient avec les libéraux ou avec la gauche29. Roy note qu’en Afghanistan :

Le mouvement islamiste naîtra dans les secteurs modernes de la société. C’est bien à partir d’une critique politique des mouvements populaires qui l’ont précédé que se construit un mouvement islamiste. (...) Les islamistes sont des intellectuels, produits d’enclaves modernistes dans la société traditionnelle ; ils viennent de ce que nous avons appelé la bourgeoisie d’État : réseau scolaire gouvernemental dont le seul débouché est une place dans l’appareil d’Etat. (...) Les islamistes viennent presque toujours du réseau scolaire gouvernemental. (...) Il y a très peu de littéraires parmi eux. Sur les campus, ils fréquentent plus les communistes, auxquels ils s’opposent violemment, que les ulemâ [les universitaires religieux], avec qui les relations seront ambiguës. Les références sont les mêmes que pour les ulemâ (Coran, sunna, etc.) mais la pensée islamiste est formée par la rencontre avec les grandes idéologies occidentales, en qui ils voient le secret de l’avance technique de l’Occident. Le problème pour eux est d’élaborer une idéologie politique moderne à partir de l’islam, , seule voie pour assumer la modernité et pour mieux affronter les impérialismes étrangers.30.

En Algérie, le FIS recrute surtout dans les lycées et les universités de langue arabe (par opposition aux établissements francophones) et parmi les nombreux jeunes qui voudraient être des étudiants mais n’ont pas accès à l’université :

Les témoignages s’accordent généralement pour reconnaître la présence au sein du FIS d’au moins trois composantes sociales : des commerçants, parmi lesquels quelques riches bijoutiers ; une masse de jeunes sans travail et d’exclus des écoles, qui forment le nouveau « lumpenprolétariat » des faubourgs ; des intellectuels en ascension sociale. Ces deux derniers groupes, les plus nombreux et les plus déterminants en même temps que les plus déterminés, ont pour représentants respectifs Ali Belhadj et Abassi Madani31.

Les intellectuels islamiques ont fait carrière grâce à leur domination sur les départements de théologie et de langue arabe des universités. Ils les ont utilisés pour s’accaparer un grand nombre des places d’imams dans les mosquées et de professeurs dans les lycées. Ils forment un réseau qui s’assure du recrutement prioritaire d’un plus grand nombre d’islamistes à de tels postes, leur permettant ainsi d’inculquer leurs idées à la nouvelle génération d’étudiants. Cela leur a permis d’exercer une influence sur un grand nombre de jeunes.

Ahmed Rouadjia explique que les groupes islamistes ont commencé à croître à partir du milieu des années 1970 grâce au soutien des étudiants arabisants qui, en raison de leur faible maîtrise du français, ne pouvaient trouver d’emploi dans l’administration, les industries de pointe et aux postes de direction32. Ainsi, pour prendre un exemple, il y eut au milieu des années 1980 un violent conflit avec le directeur de l’université de Constantine : il fut accusé de remettre en cause « la dignité de la langue arabe » et de « faire allégeance au colonialisme français », car il maintenait le français comme langue prédominante dans les départements de sciences et de technologie33.

Les diplômés arabophones se voient, de plus, interdits d’accès aux secteurs de pointe, surtout dans les industries exigeantes en matière de connaissances techniques et de langues étrangères (...) Autrement dit, les arabisants, même titulaires de diplômes supérieurs, n’ont pas leur place dans l’industrie moderne ; pour la plupart, il finissent par se tourner vers les mosquées34.

Les étudiants, les arabophones fraîchement diplômés et surtout les anciens étudiants qui se retrouvent au chômage créèrent un pont avec la masse des jeunes hors des universités. Chez ces derniers, la colère monte parce qu’ils ne peuvent accéder à l’enseignement supérieur malgré des années passées dans un système éducatif inefficace et pauvre en budgets. Bien qu’on compte aujourd’hui presqu’un million d’étudiants dans le secondaire, les quatre cinquièmes ont peu d’espoir d’obtenir le baccalauréat. Ils s’attendent à entrer dans la précarité, en marge du circuit professionnel35.

L’intégrisme (...) tire (...) sa force et son emprise sur de larges pans de la société des frustrations dont souffre une partie de la jeunesse, ces laissés-pour-compte du système social et économique. L’un des facteurs qui a contribué, en effet, au succès de l’intégrisme réside dans un langage simple, direct et concis. S’il y a misère, malaise et frustrations, c’est parce que ceux qui sont au pouvoir ne tirent pas leur légitimité de la shûra (consultation) mais de la force seule. (...) La restauration de l’islam des premiers temps ferait disparaître ces inégalités36.

Grâce à l’influence qu’il exerce sur un vaste ensemble d’étudiants, de diplômés et d’intellectuels désœuvrés, l’islamisme parvient à s’étendre et à contrôler la propagation des idées dans les quartiers pauvres et les bidonvilles où vivent les ex-paysans. On ne peut qualifier un tel mouvement de « conservateur ». Les jeunes arabophones instruits ne se tournent pas vers l’islam parce qu’ils voudraient que les choses restent en l’état, mais parce qu’ils croient que l’islam permet un changement social fondamental37.

En Egypte, le mouvement islamiste est né il y a quelques 65 ans, quand Hassan al-Banna crée les Frères Musulmans. Ce mouvement croît au cours des années 1930-1940, au fur et à mesure que s’évanouissent les illusions sur la capacité du parti nationaliste laïc, le Wafd, à combattre la domination britannique sur le pays. Sa base sociale était composée principalement de fonctionnaires et d’étudiants. Il eut une influence majeure sur les manifestations étudiantes de la fin des années 1940 et du début des années 195038. Il s’étendit ensuite à des travailleurs et des paysans et, à son apogée, comptait un demi-million de membres. Pour construire son mouvement, Hassan al-Banna était prêt à collaborer avec des personnes proches de la monarchie égyptienne. L’aile droite du Wafd s’intéressait aux Frères Musulmans comme contrepoids à l’influence communiste en milieu ouvrier et étudiant39.

Mais les Frères Musulmans n’ont pu rivaliser avec les communistes pour la conquête des classes moyennes paupérisées (et, à travers elles, de certaines couches de déshérités des villes) uniquement parce que leur langage religieux cachait une promesse de réformes qui allaient bien au-delà de ce que souhaitaient ses alliés de droite. Ses objectifs étaient « en dernière instance incompatibles avec le maintien du statu quo politique, économique et social si cher à la classe dirigeante. » Par conséquent, les « liens entre les Frères Musulmans et les dirigeants conservateurs seraient à la fois instables et fragiles »40.

Lorsque le nouveau régime militaire de Gamal Abdel Nasser concentra tout le pouvoir entre ses mains au début des années 1950, les Frères furent pour ainsi dire détruits. Six dirigeants du mouvement furent pendus en décembre 1954 et des milliers de membres envoyés dans les camps de concentration. La tentative de relancer la Fraternité musulmane au milieu des années 1960 se solda par davantage d’exécutions. Après la mort de Nasser, Sadate puis Moubarak autorisèrent le mouvement à mener une activité semi-légale, à condition qu’il évite la confrontation directe avec le régime. La direction de ce qu’on appelle parfois les « Néo-Frères Musulmans » se plia à ces restrictions et adopta une approche relativement modérée et « conciliatrice ». Le mouvement obtint d’importantes sommes d’argent de membres qui s’étaient exilés en Arabie Saoudite dans les années 1950 et avaient fait fortune grâce au boom pétrolier41. Les Frères Musulmans purent ainsi édifier « un modèle alternatif, celui d’un Etat musulman » avec « ses banques, ses services sociaux, ses réseaux éducatifs et (...) ses mosquées »42.

Cela réduisit leur influence sur une nouvelle génération d’islamistes radicaux qui avait émergé, tout comme les Frères Musulmans à l’origine, des universités et de la couche paupérisée de la petite bourgeoisie « moderne ». Ces nouveaux islamistes radicaux assassinèrent le Président Sadate en 1981 et ont depuis mené une lutte armée constante contre l’Etat et contre l’intelligentsia laïque :

Ce que nous entendons par « fondamentalistes » en Egypte, c’est une minorité de gens qui sont même contre les Frères Musulmans (...). Ces groupes sont essentiellement composés de jeunes (...). Ce sont des gens très purs, prêts à sacrifier leur vie à faire n’importe quoi. (...) Et ils servent de fers de lance aux différents mouvements car ils sont capables de mener des actions terroristes.43

Les associations islamistes étudiantes, qui parvinrent à dominer les universités égyptiennes pendant le mandat du Président Sadate, « constituaient la seule véritable organisation de masse du mouvement islamiste »44. Elles émergèrent en réaction aux conditions de travail dans les universités et aux sombres perspectives professionnelles proposées aux étudiants qui obtenaient leur diplôme :

Le nombre d’étudiants, d’un peu moins de 200 000 en 1970, a dépassé en 1977 le demi-million. (...) L’intention louable et démocratique de dispenser au maximum d’enfants du pays un enseignement supérieur gratuit, formateur d’experts à la base du développement, a eu pour effet, faute de moyens, une éducation au rabais dont le coût, en perte de temps et d’énergie, est largement supérieur aux bénéfices.45

La surpopulation est un problème particulièrement aigu pour les étudiantes qui sont soumises à toutes sortes de harcèlement dans les amphithéâtres et dans les bus surchargés. En réponse à cette situation,

Les jama’at islamiyya [associations islamiques] doivent leur force considérable à leur capacité à identifier [ces problèmes] et à donner des solutions immédiates : l’utilisation de fonds provenant des syndicats étudiants pour assurer un service de minibus pour les étudiantes [donnant la priorité à celles qui portaient le voile], la séparation des sexes dans les amphithéâtres, l’organisation de groupes chargés de revoir les programmes qui se réunissaient dans les mosquées, la publication d’éditions bon marché pour que tous puissent avoir accès aux textes essentiels.46

Les jeunes diplômés n’échappent pas à la pauvreté endémique qui frappe une grande partie de la société égyptienne :

Tout diplômé a droit en Egypte à un poste dans la fonction publique. Arme absolue contre le non-emploi, cette loi est la pourvoyeuse par excellence d’un gigantesque chômage déguisé qui encombre les bureaux d’une administration pléthorique où la productivité du travail est aussi faible que celui-ci est mal rétribué. (...) Le serviteur de l’Etat peut certes se nourrir en achetant les produits subventionnés par l’Etat en vente dans les coopératives, mais ne peut guère dépasser ce niveau de subsistance alimentaire. (...) Le double ou triple travail est le lot de chaque fonctionnaire (...) Combien d’employés aux écritures dans l’un des innombrables bureaux ministériels, combien d’instituteurs, sont, dans l’après-midi, plombiers ou chauffeurs de taxi, professions qui peuvent être aussi bien occupées par des illettrés tant elles sont mal accomplies. (...) Une paysanne analphabète qui arrive à la ville et peut se placer comme bonne chez un khawaga (étranger) touche un salaire qui est à peu près le double de celui d’un assistant d’université.47

La seule façon de sortir de ce bourbier est de trouver un emploi à l’étranger, en particulier en Arabie saoudite et dans les Etats du Golfe. Et ce n’est pas simplement le seul moyen de sortir de la pauvreté, c’est pour la majeure partie d’entre eux une condition préalable au mariage, dans une société où les relations sexuelles avant le mariage sont rares.

Les islamistes surent articuler ces problèmes en utilisant un discours religieux. Comme l’écrit Kepel au sujet d’un des dirigeants de l’une des premières sectes islamistes, sa position ne signifie pas qu’il faille se conduire en « fanatique sorti d’un autre siècle (...) Il met le doigt, à sa manière, (...) sur un problème crucial pour la société égyptienne contemporaine »48.

Comme en Algérie, une fois leur base de masse construite dans les universités, les islamistes purent étendre leur influence à un milieu plus large, celui des quartiers pauvres des villes où étudiants et anciens étudiants se mêlaient à la masse des déshérités cherchant désespérément à survivre. Cette nouvelle implantation commença après la violente répression menée par le régime contre le mouvement islamiste dans les universités, à la suite des négociations de paix avec Israël à la fin des années 1970. « C’est le coup d’envoi de l’expansion au monde non étudiant de la prédication des jama’at islamiyya. Cadres et agitateurs islamistes sont allés prêcher au peuple, faire de nouvelles recrues dans les quartiers populaires. Quoiqu’il en soit, ce harcèlement, loin d’arrêter les jama’a, leur donna un second souffle (...) Le message des jama’a commença à s’étendre au-delà du monde étudiant. Les cadres et les agitateurs islamistes s’en allèrent prêcher dans les quartiers pauvres ».49

L’islam radical comme mouvement social

La base de classe de l’islamisme est similaire à celle du fascisme classique et du fondamentalisme hindou du BJP, du Shiv Sena et du RSS en Inde. Tous ces mouvements ont recruté leurs membres tant au sein de la petite bourgeoisie en « cols blancs » et dans le milieu étudiant que parmi les commerçants et les membres de professions libérales de la petite bourgeoisie traditionnelle. Cet aspect, ajouté à l’hostilité de la plupart des mouvements islamistes envers la gauche, les droits de la femme et les idées laïques, a conduit beaucoup de socialistes et de libéraux à dénoncer ces mouvements comme fascistes. C’est commettre une erreur.

La base sociale petite bourgeoise n’a pas été l’apanage du fascisme, c’est également une caractéristique du jacobinisme, des nationalismes du Tiers monde, du stalinisme maoïste et du péronisme. Les mouvements petits bourgeois ne deviennent fascistes que lorsqu’ils apparaissent à un stade précis de la lutte de classe et y jouent un rôle spécifique. Ce rôle n’est pas seulement de mobiliser la petite bourgeoisie, mais d’exploiter l’amertume qu’elle éprouve face à ce que la crise aiguë du système lui fait subir et de la transformer en bandes de brutes prêtes à servir le capital dans son entreprise de destruction des organisations ouvrières.

C’est pourquoi les mouvements mussolinien et hitlérien étaient fascistes, tandis que le mouvement péroniste en Argentine par exemple ne l’était pas. Même si Perón emprunta certains thèmes à l’imagerie fasciste, il prit le pouvoir dans des circonstances exceptionnelles qui lui permirent d’incorporer et de corrompre les organisations de travailleurs, tout en utilisant l’intervention de l’Etat pour détourner les profits des grands capitalistes fonciers vers l’expansion industrielle. Pendant les six premières années de son règne, un ensemble spécifique de circonstances permirent aux salaires réels d’augmenter d’environ 60 %. C’est tout le contraire de ce qui se serait produit sous un régime vraiment fasciste. Pourtant l’intelligentsia libérale et le Parti communiste argentin continuaient de qualifier le régime de « péronisme nazi », ce que fait aujourd’hui la majeure partie de la gauche à l’égard de l’islamisme50.

Les mouvements de masse islamistes en Algérie ou en Egypte jouent un rôle différent de celui du fascisme. Ils ne sont pas prioritairement dirigés contre les organisations ouvrières et ne proposent pas leurs services aux fractions dominantes du capital pour résoudre leurs problèmes aux dépens des travailleurs. Ils sont souvent impliqués dans des confrontations armées directes avec les forces de l’Etat, ce qui a rarement été le cas des partis fascistes. Loin d’être les agents directs de l’impérialisme, ces mouvements ont repris à leur compte des slogans anti-impérialistes et ont entrepris des actions anti-impérialistes qui ont considérablement gêné de très importants intérêts capitalistes nationaux et internationaux (en Algérie pendant la Seconde guerre du Golfe, en Egypte contre la « paix » avec Israël, en Iran contre la présence américaine après le renversement du Shah).

La CIA avait obtenu la collaboration des services secrets pakistanais et d’Etats pro-occidentaux du Moyen-orient afin d’armer des milliers de volontaires issus de cette région pour combattre les soviétiques en Aghanistan. Aujourd’hui que ces volontaires rentrent au pays, ils se rendent compte qu’ils ont combattu pour les Etats-Unis alors qu’ils pensaient se battre « pour l’islam ». Ils constituent maintenant un farouche noyau dur d’opposants à presque tous les gouvernements qui les avaient poussés à partir. Même en Arabie Saoudite, où l’Etat utilise tous ses moyens pour imposer l’interprétation wahhabiste ultra-puritaine de la charia islamique (la loi religieuse), l’opposition revendique aujourd’hui le soutien de « milliers de combattants afghans », dégoûtés par l’hypocrisie d’une famille royale de plus en plus intégrée à la classe dominante capitaliste internationale. Par les représailles auxquelles elle se livre, la famille royale ne fait que rendre plus hostiles ceux-là mêmes qu’elle soutenait de tout son poids dans le passé : elle a suspendu toute aide financière au FIS algérien parce qu’il avait soutenu l’Irak pendant la Seconde Guerre du Golfe, et a déporté un milliardaire saoudien qui avait financé les islamistes égyptiens.

Ceux qui à gauche ne voient dans l’islamisme qu’un mouvement « fasciste » oublient de tenir compte de l’effet déstabilisateur des mouvements islamistes sur les intérêts capitalistes au Moyen-Orient et finissent par se ranger aux côtés d’Etats qui sont les alliés les plus fidèles de l’impérialisme et du capitalisme local. C’est l’attitude qu’adoptèrent notamment ceux qui, dans la gauche égyptienne, étaient influencés par les vestiges du stalinisme. Ce fut également le cas d’une grande partie de la gauche en Iran dans la phase finale de la Première Guerre du Golfe, lorsque l’impérialisme américain envoya sa flotte pour combattre l’Iran aux côtés de l’Irak. Et c’est ce qui risque d’arriver à la gauche laïque en Algérie où l’on est au bord d’une guerre civile entre les islamistes et l’Etat.

Mais s’il est erroné de caractériser les mouvements islamistes de « fascistes », il est tout aussi incorrect de les qualifier purement et simplement d’« anti-impérialistes » ou d’« anti-étatiques ». Ils ne se contentent pas de combattre les classes et les Etats qui exploitent et dominent la majorité de la population. Ils luttent également contre la laïcité, les femmes qui refusent de se plier à la notion islamique de « pudeur », contre la gauche et, dans certains cas très importants, contre les minorités ethniques ou religieuses. Les islamistes algériens établirent leur emprise sur les universités à la fin des années 1970 et au début des années 1980 en organisant, avec la complicicté de la police, des « expéditions punitives » contre la gauche. La première personne qu’ils assassinèrent n’était pas un représentant de l’Etat mais un militant trotskyste. A l’occasion de la foire du livre de 1985, ils dénoncèrent Hard Rock Magazine, l’homosexualité, la drogue et la musique punk. Dans les villes algériennes où ils ont établis leurs fiefs, ils organisent des attaques ayant pour cible les femmes qui osent dévoiler un petit morceau de peau. La première manifestation du FIS en 1989 venait en réponse aux manifestations « féministes » et « laïques » dénonçant la violence islamiste, dont les femmes étaient les principales victimes51. Leur hostilité ne s’exprime pas seulement contre l’Etat et le capital étranger, mais aussi contre plus d’un million de citoyens algériens qui, par l’éducation qu’ils ont reçue, et dont ils ne sont évidemment pas responsables, ont pour première langue le français, mais aussi contre les 10 % de la population qui parlent berbère plutôt qu’arabe.

De même, en Egypte, les groupes islamistes armés assassinent des laïques et des islamistes qui sont en profond désaccord avec eux. Ils encouragent les musulmans à la haine communautaire (et tentent de susciter des pogromes), contre la minorité copte, qui représente 10 % de la population. En Iran, entre 1979 et 1981, l’aile khomeyniste de l’islamisme exécuta quelque 100 personnes pour « crimes sexuels » comme l’homosexualité et l’adultère. Ses partisans exclurent les femmes du système judiciaire et organisèrent des bandes de nervis, les Hezbollahs, pour attaquer les femmes non-voilées et les partisans de la gauche. La répression qu’ils menèrent contre les islamistes de gauche, les Moudjahidines du Peuple, fit des milliers de victimes. En Afghanistan, les organisations islamistes qui avaient mené une guerre longue et sanglante contre l’occupation soviétique, se massacrèrent les unes les autres à l’arme lourde après le départ des russes. Des zones entières de Kaboul furent entièrement détruites.

En fait, même quand les islamistes mettent l’accent sur l’« anti-impérialisme », ils l’épargnent bien souvent. En effet, l’impérialisme d’aujourd’hui n’est en général plus identifiable à une domination directe par les puissances occidentales des régions du Tiers monde. C’est aujourd’hui un un système mondial de classes capitalistes indépendantes (« privées » et d’Etat), intégrées dans un marché mondial unique. Certaines classes dominantes sont plus puissantes que d’autres. Le contrôle qu’elles exercent sur l’accès aux échanges commerciaux et sur le système bancaire, parfois la force pure et simple, leurs permettent d’imposer leurs propres conditions. Ces classes dominantes sont à la tête du système d’exploitation. Mais leurs subalternes sont les classes dominantes de pays moins riches, chacune enracinée dans l’économie nationale. Elles profitent également du système en s’intégrant de plus en plus dans les réseaux multinationaux majeurs et en investissant dans les économies des pays avancés (même s’ils leur arrivent à l’occasion de se retourner contre ceux « d’en haut »).

La souffrance qu’endure la grande majorité de la population n’est pas due uniquement aux grandes puissances impérialistes et à leur agences comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Elle résulte aussi de la participation enthousiaste des capitalistes moins puissants et de leurs Etats à l’exploitation. Ils sont directement responsables de l’introduction des mesures qui appauvrissent les gens et brisent leur vie. C’est sous leur responsabilité que la police et les prisons sont utilisés pour écraser toute résistance.

La différence est de taille avec l’impérialisme classique des empires coloniaux, lorsque les colons occidentaux contrôlaient l’Etat et avaient la responsabilité de la répression. Les classes exploiteuses autochtones oscillaient alors entre la résistance à l’Etat (lorsque celui-ci portait atteinte à leurs intérêts) et la collaboration avec lui (comme rempart contre ceux qu’elles-mêmes exploitaient). Elles n’étaient pas nécessairement aux avant-postes de la défense du système d’exploitation contre la révolte. Elles le sont aujourd’hui. Elles font partie du système, malgré les querelles occasionnelles. Elles ne jouent plus désormais le rôle d’opposants ambivalents52.

Par conséquent, toute idéologie qui se contente de considérer l’impérialisme étranger comme l’ennemi à abattre, élude toute remise en cause sérieuse du système. Elle exprime l’amertume et la frustration de la population, mais la détourne de l’attaque contre ses véritables ennemis. Ceci est vrai de la plupart des différentes versions de l’islamisme, tout comme de la plupart des nationalismes tiers-mondistes d’aujourd’hui. Ils désignent un ennemi bien réel, le système mondial, et se confrontent parfois violemment à l’Etat. Mais ils voilent les responsabilités de la majeure partie de la bourgeoisie locale. C’est pourtant le partenaire le plus durable de l’impérialisme.

Une étude récente menée par Abrahamian sur le khomeynisme en Iran compare celui-ci au péronisme et à des formes similaires de « populisme » : « Khomeyni reprit des thèmes très radicaux. (...) A certains moments, il semblait même plus radical que les marxistes. Mais il continuait de défendre la propriété petite bourgeoise. Ce radicalisme petit bourgeois le rapprochait beaucoup des populistes latino-américains, en particulier des péronistes »53. Abrahamian poursuit :

Par « populisme », j’entends un mouvement des classes moyennes possédantes qui mobilise les classes inférieures, en particulier les pauvres des villes, grâce à une rhétorique radicale dirigée contre l’impérialisme, le capitalisme étranger et l’establishment politique (...). Les mouvements populistes promettent d’augmenter considérablement le niveau de vie et de rendre le pays complètement indépendant des puissances étrangères. Plus important encore, en attaquant le statu quo par cette rhétorique radicale, ils coupent volontairement court à toute menace à l’encontre de la petite bourgeoisie et du principe de propriété privée. Les mouvements populistes insistent donc inévitablement sur l’importance, non d’une révolution socio-économique, mais d’une reconstruction culturelle, nationale et politique.54

De tels mouvements obscurcissent les questions. Ils évitent toute lutte réelle contre l’impérialisme pour s’en tenir à une lutte purement idéologique contre ses effets culturels. Pour eux, c’est « l’impérialisme culturel » et non l’exploitation qui est à mettre en cause. La lutte n’est donc pas dirigée contre les forces qui sont réellement impliquées dans l’appauvrissement des gens, mais contre ceux qui parlent des langues « étrangères », acceptent d’autres religions, ou rejettent les modes de vie supposés « traditionnels ». Cela arrange bien certaines fractions de la classe capitaliste locale qui n’ont pas de mal à pratiquer la « culture autochtone », du moins en public. Cela profite également à des membres de la classe moyenne qui, en écartant une partie de l’ancien personnel d’encadrement, font avancer leur propre carrière. Mais ceci limite le danger que représentent de tels mouvements pour l’impérialisme en tant que système.

L’islamisme mobilise la colère populaire, mais l’étouffe aussi. Il encourage la volonté d’agir, mais l’oriente vers des impasses. Il déstabilise la machine étatique en même temps qu’il freine la lutte réelle contre l’Etat.

Le caractère contradictoire de l’islamisme provient de la base sociale de ses principaux cadres. La petite bourgeoisie en tant que classe ne peut avoir de politique indépendante et cohérente. Ceci a toujours été vrai de la petite bourgeoisie traditionnelle : petits marchands, commerçants et membres des professions libérales travaillant à leur compte. Ceux-ci ont toujours été pris en étau entre un désir de sécurité qui les poussait au conservatisme et l’espoir d’un changement radical qui leur bénéficierait individuellement. Mais c’est tout aussi vrai aujourd’hui de la nouvelle petite bourgeoisie paupérisée - ou de la classe moyenne potentielle que sont les étudiants désœuvrés, plus pauvres encore - dans les pays moins avancés économiquement. Elle aussi rêve d’un âge d’or hypothétique dans le passé. Elle peut penser que son avenir dépend du progrès social général que provoquerait un bouleversement révolutionnaire. Mais elle peut tout aussi bien s’en prendre à d’autres catégories de la population qui, en bénéficiant d’une main-mise « injuste » sur les emplois de la classe moyenne, les empêchent de réaliser leurs aspirations : les catégories visées sont particulièrement les minorités ethniques et religieuses, ceux qui parlent une langue différente et les femmes qui, en devenant salariées, ne font aucun cas du « respect de la tradition ».

La position que ces classes moyennes adoptent ne dépend pas seulement de facteurs matériels immédiats. Elle dépend aussi des luttes à l’échelle nationale et internationale. Ainsi, dans les années 1950 et 1960, les combats anticolonialistes inspirèrent la majeure partie de la classe moyenne potentielle du Tiers monde. Il était communément admis qu’un développement économique contrôlé par l’Etat était la voie à suivre. La gauche laïque, ou tout au moins ses tendances nationalistes et staliniennes, semblait incarner cette vision des choses et exerça une certaine hégémonie dans les universités. A ce stade, même ceux qui avaient d’abord eu une orientation religieuse furent attirés par ce qui était considéré comme la gauche - par l’exemple, la guerre du Vietnam contre les Américains ou la soi-disant révolution culturelle en Chine - et commencèrent à rejeter la pensée religieuse traditionnelle, notamment sur la question des femmes. C’est ce qui se passa avec les théologiens de la libération catholique en Amérique Latine et avec les Moudjahidines du Peuple en Iran. Et même en Afghanistan, les étudiants islamistes

manifestent contre le sionisme lors de la guerre des Six Jours, contre la politique américaine au Vietnam et les privilèges de l’establishment. Ils sont violemment opposés aux notables traditionnels, au roi et surtout à son cousin Daoud (...). Ils protestent contre l’influence étrangère en Afghanistan, tant soviétique qu’occidentale, et contre les spéculateurs lors de la famine de 1972 en exigeant la limitation des richesse.55

La fin des années 1970 et le début des années 1980 furent marqués par un changement de climat.

D’une part, les massacres au Cambodge, la mini-guerre entre le Vietnam et la Chine, le glissement de celle-ci vers le camp américain, provoquèrent une désillusion générale à l’égard du prétendu modèle « socialiste » incarné par les Etats d’Europe de l’Est. Les événements de la fin des années 1980 dans les pays de l’Est et en URSS ne firent qu’accroître cette désillusion.

La déception fut plus brutale encore dans certains pays du Moyen-Orient. Les régimes locaux avaient prétendu construire des versions nationales de « socialisme », plus ou moins calquées sur le modèle des pays de l’Est. Même ceux qui à gauche, critiquaient leurs gouvernements, avaient tendance à accepter ce projet et à s’y identifier. Ainsi, dans les universités algériennes au début des années 1970, la gauche se porta volontaire pour aider à la réforme agraire dans les campagnes, en dépit du fait que le régime avait déjà réprimé une organisation d’étudiants de gauche et maintenait un contrôle policier sur les universités. En Egypte, les communistes continuaient de voir en Nasser un socialiste, même après qu’il les ait jetés en prison. Pour beaucoup, la désillusion à l’égard du régime devint également une désillusion à l’égard de la gauche.

De l’autre côté, on assistait à l’émergence de certains Etats islamiques comme force politique avec la prise de pouvoir par Kadhafi en Lybie, l’embargo pétrolier décrété par l’Arabie Saoudite contre l’Occident lors de la guerre israëlo-arabe de 1973, puis avec la spectaculaire mise en place révolutionnaire de la République islamique iranienne en 1979.

Les mêmes couches d’étudiants et de jeunes qui s’étaient pendant un temps tournées vers la gauche commencèrent à être dominées par l’islamisme : en Algérie par exemple, « Khomeyni prend soudain la place de Lénine, Mao ou Guevara, dans l’imagerie d’une certaine jeunesse musulmane »56. Le changement immanent et radical que semblaient proposer les mouvements islamistes leur valait un soutien grandissant. Les dirigeants de ces mouvements triomphaient.

Pourtant les contradictions de l’islamisme ne disparurent pas pour autant. Ils s’exprimèrent avec force dans la décennie qui suivit. L’islamisme, loin d’être invincible, est en fait victime de ses propres tensions internes qui ont à plusieurs reprises dressé ses partisans les uns contre les autres. L’histoire de l’islamisme dans les années 1980 et 1990, tout comme celle du stalinisme au Moyen orient dans les années 1940 et 1950, fut marquée par les échecs, les trahisons, les scissions et la répression.

Les contradictions de l’islamisme : le cas de l’Egypte

Le caractère contradictoire de l’islamisme s’exprime dans la manière dont celui-ci envisage le « retour au Coran ». La conception peut se résumer à une réforme des « valeurs de la société » existante, c’est-à-dire à un simple retour aux pratiques religieuses qui laisserait intact les structures fondamentales de la société. Ou bien, elle peut impliquer un renversement révolutionnaire de la société. Cette contradiction apparaît à la fois dans l’histoire de l’ancienne Association des Frères Musulmans en Egypte dans les années 1930, 1940 et 1950, et dans celle des nouveaux mouvements islamistes radicaux des années 1970, 1980 et 1990. L’Association des Frères Musulmans se développa rapidement dans les années 1930 et 1940 en attirant à elle les déçus du parti nationaliste bourgeois, le Wafd, qui s’était compromis avec les Anglais. Les Frères Musulmans profitèrent des multiples revirements de la gauche communiste sous influence stalinienne (elle alla jusqu’à soutenir la fondation de l’Etat d’Israël). A l’opposé, en recrutant des volontaires pour aller combattre en Palestine, et dans la zone du Canal de Suez contre l’occupation britannique, les Frères Musulmans semblaient appuyer une lutte anti-impérialiste. Mais au moment même où la Fraternité atteignait sa popularité maximale, les problèmes commencèrent. Ses dirigeants s’appuyaient sur une coalition de forces hétéroclites, tirant dans des sens différents : ils recrutaient une masse de jeunes issus de la petite bourgeoisie, entretenaient des liens avec le palais royal, traitaient avec l’aile droite du Wafd, et complotaient avec de jeunes officiers de l’armée.

Au fur et à mesure que les grèves, les manifestations, les assassinats, la défaite militaire en Palestine et la guérilla dans le Canal de Suez déchiraient la société égyptienne, la Fraternité elle-même risquait de se désintégrer. Beaucoup de ses membres s’indignaient de la conduite personnelle du secrétaire général, Abidin, le beau-frère de Banna. Banna lui-même condamna les membres de la Fraternité qui assassinèrent le Premier Ministre Nuqrashi. Après la mort de Banna en 1949, son successeur au poste de « guide suprême » découvrit avec consternation l’existence d’une branche terroriste secrète dans l’organisation. La prise du pouvoir par les militaires conduits par Nasser entre 1952 et 1954 provoqua une division frontale de la Fraternité entre ceux qui soutenaient le coup d’Etat et ceux qui s’y opposaient. Il en résulta des affrontements physiques entre groupes rivaux pour le contrôle des postes clé de l’organisation57. « Une perte de confiance fondamentale envers les dirigeants » permit finalement à Nasser d’écraser ce qui avait été à une époque une organisation très puissante58.

Mais cette perte de confiance n’était pas accidentelle. Elle provenait des divisions irréconciliables qui devaient immanquablement apparaître au sein d’un mouvement petit-bourgeois au fur et à mesure que la société s’enfonçait dans la crise. D’un côté, il y avait ceux qui en étaient arrivés à la conclusion qu’il fallait utiliser la crise pour forcer la vieille classe dirigeante à traiter avec eux afin d’imposer les « valeurs islamiques ». Banna lui-même rêvait d’établir un « nouveau califat » en collaboration avec la monarchie et soutint même le gouvernement en échange de la promesse de mettre un frein à la consommation d’alcool et à la prostitution59. De l’autre côté, il y avait les membres de la petite bourgeoisie radicale qui voulaient un réel changement social, mais qui ne l’envisageaient qu’à travers une lutte armée immédiate.

On retrouve les mêmes contradictions dans l’islamisme d’aujourd’hui en Egypte. A la fin des années 1960, les Frères Musulmans reconstitués commençèrent à agir semi-légalement autour de la revue al-Da’wa, dans laquelle il n’était plus du tout question de renversement du régime égyptien. Au lieu de cela, l’organisation prit pour objectif de réformer de l’intérieur la société égyptienne selon des principes islamiques. La tâche des Frères Musulmans, telle que l’a formulée leur guide suprême dans un écrit de prison, était d’être « prédicateurs et pas juges »60. Pratiquement, cela signifiait que l’islamisme devait adopter une orientation « islamiste réformiste » visant à s’accommoder du régime de Sadate61. De son côté, le régime se servait des islamistes contre ce qu’il considérait comme son principal ennemi : la gauche. « A l’aile « réformiste » du mouvement islamiste, regroupée autour du mensuel al Da’wa et présente à l’université dans les jam’at islamiya, le pouvoir témoignait une bienveillance payée de retour par le « nettoyage » des campus de tout ce qui avait des odeurs de communisme ou de nassérisme »62.

En janvier 1977, l’Egypte fut ébranlée par une vague de grèves, de manifestations et d’émeutes dans chacune de ses 13 villes principales. Elle s’était déclenchée en réponse à l’augmentation du prix du pain et d’autres produits de première nécessité décidée par l’Etat. Ce fut le plus grand soulèvement dans ce pays depuis la révolte nationaliste contre les britanniques en 1919. Les Frères Musulmans et les associations islamiques condamnèrent ce soulèvement et envoyèrent au gouvernement des messages de soutien contre ce qu’ils appelaient une « conspiration des communistes ».

Pour ce genre de « réformisme » islamiste, l’important est de changer les valeurs de la société, et non la société elle-même. L’accent est mis, non sur la reconstitution de la communauté islamique (l’umma) par une transformation de la société, mais sur la nécessité d’imposer certains comportements au sein même de la société actuelle. En outre, l’ennemi n’est pas l’Etat ou les « oppresseurs » locaux, mais des forces extérieures qui sapent la stricte observance de l’islam. Al Da’wa désigne « la communauté juive », « la croisade » (c’est-à-dire les chrétiens, y compris les coptes), « le communisme » et le « laïcisme ». C’est par la lutte pour imposer la charia (le système légal codifié par les juristes islamiques à partir du Coran et de la tradition islamique) que ces forces peuvent être combattues. C’est donc plutôt un combat visant à obtenir de l’Etat qu’il impose un certain type de culture à la société, plutôt qu’un combat pour le renversement de l’appareil d’Etat.

Une telle perspective correspond tout à fait aux aspirations de plusieurs groupes sociaux : ceux, traditionnels, qui adhèrent à une certaine version de l’islamisme (ce qui reste de la vieille classe foncière, et les marchands), ceux qui furent autrefois des jeunes islamistes radicaux mais qui depuis ont réussi (en faisant fortune en Arabie Saoudite ou en se hissant à des places confortables dans les professions libérales de la classe moyenne) et à ces islamistes radicaux qui ont perdu la foi dans un changement social radical après la répression que l’Etat leur a fait subir.

Mais cette perspective ne correspond pas du tout aux aspirations frustrées de la majorité des étudiants paupérisés, des anciens étudiants ou de la majorité des anciens paysans auxquels se mêlent les étudiants dans les quartiers les plus pauvres des villes. Ceux-là sont attirés par des interprétations nettement plus radicales de la notion de « retour au Coran ». Ils ne se contentent pas d’attaquer l’influence de l’étranger sur les Etats islamiques en place, mais remettent en cause ces Etats en eux-mêmes.

Ainsi, un texte de référence des islamistes égyptiens, Jalons sur la route de l’Islam, est un livre écrit par l’un des frères musulmans pendus par Nasser en 1966, Sayyid Qutb. Celui-ci ne dénonce pas seulement la banqueroute des idéologies staliniennes et occidentales. Il affirme qu’un Etat qui se dit islamiste peut très bien reposer sur la barbarie anté-islamique (ou jahiliyya, nom donné par les musulmans aux sociétés pré-islamiques d’Arabie)63.

Seule une « avant-garde de l’Umma » menant une révolution inspirée de l’exemple de « l’unique génération coranique » peut remédier à une telle situation64, c’est-à-dire qui se retire de la société comme Mohammad le fit lorsqu’il quitta la Mecque pour construire une force capable de la renverser.

Ces arguments dépassaient la simple dénonciation de l’impérialisme comme ennemi unique, et pour la première fois, s’en prenaient directement à l’Etat local. Ce genre de discours gênait considérablement les néo-Frères Musulmans modérés, censés jusque-là vénérer cet auteur comme martyr. Mais il répondait aux aspirations de milliers de jeunes radicaux. C’est ainsi qu’au milieu des années 1970 un groupe, Takfir wal Hijra, dont le chef de file, Moustafa Choukri, fut exécuté pour avoir enlevé un haut dignitaire religieux en 1977, rejetait la société en place comme « non-islamique », rejetait la mosquée, les chefs religieux et même les néo-Frères Musulmans associés à al Da’wa65. Ce groupe affirmait que seuls ses membres étaient des musulmans authentiques. Il fallait rompre avec la société, vivre en communautés séparées, et traiter tous les autres en infidèles.

Les associations islamiques dans les universités furent d’abord influencées par la modération des Frères Musulmans. Non seulement elles condamnèrent les émeutes contre la hausse des prix, mais elles allèrent jusqu’à désavouer Choukri lorsqu’il fut pendu quelques mois plus tard. Elles changèrent progressivement d’attitude quand Sadate entama le « processus de paix » avec Israël fin 1977. Très vite dans les universités, beaucoup de militants adoptèrent des idées qui par certains aspects étaient plus radicales que celle de Choukri : non seulement ils se détournaient de la société en place, mais ils commençaient à s’organiser dans le but de la renverser. En témoigne l’assassinat du Président Sadate par le groupe Jihad (guerre sainte) de Abd al-Salâm Faraj en octobre 1981.

Faraj critiquait violemment les stratégies adoptées par les différentes tendances du mouvement islamique : celles qui se cantonnaient à des associations caritatives islamiques, celles qui - et les néo-Frères Musulmans étaient particulièrement visés - essayaient de créer un parti islamique qui ne pouvait que légitimer l’Etat en place, celles qui se contentaient de « prêcher » et refusaient donc la Guerre Sainte, celles qui conseillaient de se retirer de la société, selon les principes énoncés par Choukri, et celles qui avaient pour seule priorité la lutte contre les ennemis extérieurs de l’islam (en Palestine ou en Afghanistan). A l’opposé de toutes ces tendances, Faraj préconisait la lutte armée immédiate, « la Guerre Sainte contre le prince injuste » comme devoir de tous les musulmans :

Le combat contre l’ennemi proche prévaut sur le combat contre l’ennemi lointain. (...) La raison de l’existence du colonialisme ou de l’impérialisme (Isti’mar) dans nos pays musulmans est due à ces gouvernements impies-là. Ainsi, commencer par s’en prendre à l’impérialisme, c’est faire œuvre inutile, peu glorieuse, et perdre son temps.66

De la théorie de Faraj découlait naturellement la perspective d’une insurrection contre l’Etat. Mais il n’y en avait pas moins d’importantes divergences au sein même du groupe, entre la section du Caire, dont l’objectif premier était de détruire l’Etat infidèle, et celle d’Assiout en Haute Egypte qui considérait que « l’obstacle majeur à la propagation de l’islam est le prosélytisme chrétien ».67

Concrètement, le groupe d’Assiout dirigeait principalement ses attaques contre la minorité copte (des paysans pauvres pour la plupart). Cette politique avait déjà été suivie par les étudiants du jama’a avec un succès effrayant quelques mois auparavant, et avait provoqué des combats meurtriers entre communautés, d’abord dans la ville de Minia en Haute Egypte, puis au Caire dans le quartier d’Al Zawiyya al Hamra :

D’autre part, et là encore dès le printemps 1980, les jama’at n’hésitent pas à souffler sur les braises de la tension interconfessionnelle pour mettre l’Etat en mauvaise posture, et manifester qu’elles sont prêtes à se substituer à lui, à prendre la relève.68

La section d’Assiout du Jihad appliquait donc une méthode éprouvée de conquête du soutien populaire grâce à une stratégie d’encouragement de la haine communautaire. Ceci lui permettait de prendre brièvement le contrôle d’Assiout après l’assassinat du Président Sadate. Par contre, les militants du Caire, en désignant l’Etat comme ennemi, « disposaient de peu de réseaux de complicité ou d’amitié, et l’acte isolé qu’a été l’assassinat de Sadate n’a pu être suivi par le soulèvement de la population musulmane du Caire que Faraj et ses amis appelaient de leurs vœux »69.

Au lieu de permettre la prise du pouvoir par les islamistes, l’Etat a pu profiter de la confusion engendrée par l’assassinat pour les écraser. Se soldant par des milliers d’arrestations et de nombreuses exécutions de ses dirigeants, la répression affaiblit considérablement le mouvement. Mais les causes qui avaient poussé tant de jeunes vers les islamistes n’avaient pas disparu pour autant. A la fin des années 1980, le mouvement avait retrouvé confiance et recommençait à croître rapidement dans des quartiers du Caire et d’Alexandrie. Dans le même temps, le Jihad menait une campagne terroriste efficace contre la police et les forces de sécurité.

Puis en décembre 1992, l’Etat lança une campagne de répression sans précédent. Au Caire, 20 000 soldats à bord de tanks et de voitures blindées prirent position dans les quartiers pauvres comme Imbaba. Il y eut des dizaines de milliers d’arrestations. Des escadrons de la mort furent lancés pour tuer les militants qui avaient fui. Les principales mosquées utilisées par les islamistes radicaux furent murées avec du béton. Les parents, les enfants et les épouses des militants furent arrêtés et torturés.

L’Etat mena avec succès une nouvelle campagne de terreur au début des années 1990. Le mouvement islamiste s’avéra incapable, et ne tenta même pas, de mobiliser la population par des manifestations. Il préféra une stratégie uniquement terroriste qui n’ébranla pas sérieusement le régime de Moubarak, même si elle ruina presque complètement l’industrie touristique.

Les Frères Musulmans, eux, ont continué à se comporter en opposition loyale. Ils négociaient avec le régime une introduction progressive de la charia dans la législation et évitaient toute manifestation contre la répression.
Les contradictions de l’islamisme : le cas de l’Algérie

L’histoire de la montée et de la radicalisation de l’islamisme en Algérie est à bien des égards comparable à celle du mouvement égyptien. Le dictateur algérien qui régna du milieu des années 1960 à la fin des années 1970, Boumédiène, encourageait l’islamisme modéré comme contrepoids à la gauche et à ses adversaires historiques au sein du mouvement de libération qui avait mis fin au colonialisme français.

En 1970, l’Etat fut à l’origine d’une campagne d’islamisation orchestrée par le ministre de l’Enseignement originel et des Affaires religieuses, Mouloud Kacem, qui dénonça la « dégradation des mœurs » et les « influences occidentales », responsables du « cosmopolitisme, de l’alcoolisme, l’une des principales causes de divorce, le snobisme, qui consiste à toujours suivre l’Occident dans ses turpitudes et ses acrobaties et à adopter le semi-nudisme simplement parce qu’il vient de lui »70. Les islamistes saisirent cette occasion pour accroître leur influence. Ils obtinrent des financements provenant de propriétaires terriens inquiétés par la réforme agraire, en échange de la propagation d’un message capable de séduire les couches les plus pauvres de la société :

L’islam est menacé par l’intrusion communiste et athée dont la révolution agraire est porteuse : tel sera leur thème de propagande. (...) Les arabo-intégristes (...) vont y centrer leurs efforts en diffusant leurs idées dans les quartiers les plus défavorisés, après avoir bâti des mosquées en tôle qui seront utérieurement transformées en construction en dur. Notables lésés par la révolution agraire, ouvriers et désoeuvrés mécontents de leurs conditions prêteront une oreille complaisante aux sirènes intégristes.71

Puis, au milieu des années 1970, une fraction du régime les soutint dans leur travail de sape de la gauche au sein des universités : « Ainsi, de 1976 à 1980, les intégristes réussiront, de connivence avec le régime, à réduire à néant l’influence des marxisants auxquels sont portés des coups sévères dont ils ne se relèveront pas »72.

Au début des années 1980, une partie du régime continua d’utiliser les tendances les plus « modérées » de l’islamisme pour se renforcer. Chibane, qui fut ministre des Affaires religieuses jusqu’en 1986, espérait monter une telle tendance à ses propres fins. Il aida les islamistes à obtenir de l’argent auprès d’industriels et de commerçants pour construire des mosquées73. Mais ceci n’empêchait pas l’émergence d’interprétations radicales de l’islam qui rejetaient le régime. Ainsi dans la ville de Constantine, une étude montre que :

L’intégrisme a, en effet, bousculé dans de larges secteurs de l’opinion constantinoise les conceptions traditionnelles, par la popularisation d’une nouvelle vision islamique dont les tenants entendent militer pour la résurgence de la Communauté du Prophète, telle qu’elle fut incarnée à l’origine par les quatre premiers califes orthodoxes. (...) Aussi, l’intégrisme tire sa force et son emprise sur de larges pans de la société des frustrations dont souffre une partie de la jeunesse, ces laissés-pour-compte du système social et économique.74

La puissance de cette interprétation de l’islam força même le ministère des Affaires religieuses à employer des intégristes aux postes d’imam (prêcheur) dans les mosquées, à la place de ceux qui prônaient des idées modérées.

Le régime était en train de perdre le contrôle de la machine qu’il avait lui-même mise en marche pour en finir avec la gauche. Au lieu de contrôler les masses pour le compte du régime, l’islamisme canalisait toute leur amertume et leur haine à l’égard de ces chefs qui, même s’ils évoquaient à tout moment la lutte de libération des années 1960, constituaient désormais une classe dominante privilégiée. La crise économique qui frappa la société algérienne au milieu des années 1980 approfondit l’amertume, alors que la classe dominante se tournait de nouveau vers les capitalistes occidentaux qu’elle avait un temps dénoncés, afin de résoudre la crise. Et l’agitation islamiste contre les francisants « corrompus par les valeurs occidentales » devenait souvent une attaque contre les « intérêts d’une couche mince mais influente de technocrates très qualifiés qui constitue le noyau d’une classe nouvelle salariée bureaucratique »75.

Le régime se retourna contre les islamistes vers le milieu des années 1980, emprisonnant certains de ses dirigeants. Le président Chadli accusait les imams de « politique démagogique »76. Cette politique n’eût pas pour effet de détruire les islamistes mais plutôt d’en faire l’opposition au régime.

Ceci devint évident en octobre 1988. Toute l’amertume à l’égard de la classe dominante et du régime s’exprima lors d’un soulèvement qui ressemblait beaucoup à ceux qui éclatèrent dans les pays de l’Est un an plus tard. Ce mouvement commença par une série de grèves spontanées dans la région d’Alger se transforma rapidement en confrontations de rue généralisées entre les jeunes et la police : « Le peuple, tel un prisonnier libéré, a retrouvé sa volubilité et le sens de la liberté. Même les forces de police ne lui font plus peur. »77 « L’insurrection d’octobre 1988 est avant tout la révolte de la jeunesse algérienne contre les conditions de vie qui lui ont été faites pendant près d’un quart de siècle de dictature militaire. »78

Cette révolte ébranla les fondements mêmes du régime. Comme en Europe de l’Est, toute force politique qui avait été réprimée jusque-là s’exprimait désormais ouvertement. Les journalistes écrivaient librement pour la première fois ; les intellectuels s’exprimaient sans réserves sur la société algérienne ; des hommes politiques de gauche comme de droite revenaient d’exil ; un mouvement de femmes s’organisait pour remettre en cause le code de la famille introduit par le régime, mais d’influence islamiste, qui faisait des femmes des mineures face aux hommes. Mais il fallut bien vite se rendre à l’évidence : exception faite des zones berbères, les islamistes représentaient la force hégémonique de l’opposition. Leur influence était à bien des égards comparable à celle qu’allaient avoir les « démocrates » d’Europe de l’est et d’URSS l’année suivante. A la bienveillance qu’une partie du régime leur avait témoignée dans le passé et au soutien qu’ils continuaient de recevoir de puissants Etats étrangers (notamment l’Arabie Saoudite qui aidait le mouvement financièrement) s’ajoutait leur capacité à formuler un message qui cristallisait la colère de la majorité :

Cependant, par leur nombre, leur réseau de mosquées, leur tendance à agir spontanément comme un seul homme et comme s’ils obéissaient aux ordres d’un Comité central occulte, les islamistes sont apparus comme le seul mouvement capable de mobiliser des troupes et d’influer sur le cours des événements. Ce sont eux qui, sans être mandatés par quiconque, se présentent comme les porte-parole des insurgés et vont s’imposer comme les futurs dirigeants du mouvement. Aux abois et ne sachant à qui parler, après avoir fait taire les mitrailleuses, le pouvoir était lui aussi à la recherche de « chefs » représentatifs, capables de formuler des demandes et de contenir une foule d’autant plus violente qu’elle était incontrôlable. Abbassi Madani, professeur et prédicateur, Ali Belhadj enseignant, prédicateur et imam de la mosquée de Bab el Oued, et Mahfoudh Nahnah, professeur et prédicateur, furent donc reçus par le président Chadli Bendjedid et consacrés leaders du mouvement islamiste.79

Dans les mois qui suivirent, le mouvement islamiste, désormais organisé en Front Islamique du Salut, devient si influent qu’il réussit à prendre le contrôle des plus importantes municipalités du pays lors des élections locales de juin 1990. Il fut ensuite majoritaire aux élections générales de décembre 1991, malgré la sévère répression qu’il subissait. L’armée algérienne annula les élections afin d’empêcher les islamistes de constituer un gouvernement. Mais le large soutien dont ils bénéficiaient créa des conditions de quasi-guerre civile dans le pays, des régions entières tombant sous le contrôle de groupes islamistes armés.

Pourtant l’affirmation de l’influence des islamistes s’accompagnait d’une confusion croissante quant à la politique réelle du FIS. Pendant la période où il contrôle les principales agglomérations du pays, entre juin 1990 et mai 1991,

Les changements opérés dans le cadre municipal des APC sont plus que modestes : fermeture de bars, annulation de spectacles musicaux, campagnes parfois violentes pour la « décence féminine » et contre les antennes paraboliques qui « permettent de capter la pornographie de l’Occident ». (...) Ni Madani [le plus connu des dirigeants islamistes] ni son majlis echoura (assemblée consultative) n’ont élaboré un véritable programme politico-social, ni convoqué un congrès pour le discuter. Interrogé à ce sujet par la presse, Madani s’est limité à dire que celui-ci se réunirait dès qu’il aurait formé son gouvernement...80

En revanche, s’il y a une chose que le FIS affirma clairement, c’est son opposition aux revendications d’augmentation des salaires des travailleurs. Il s’opposa à une grève des éboueurs d’Alger, à une grève des fonctionnaires et à la grève générale d’une journée à l’appel de l’ancienne fédération syndicale « officielle ». Dans une interview à la presse, Madani justifia la répression de la grève des éboueurs parce qu’elle forçait des gens respectables comme les docteurs et les ingénieurs à balayer leurs ordures :

Les éboueurs ont le droit de réclamer leur droit, mais les poubelles n’ont pas le droit d’envahir notre capitale, et transformer notre pays en poubelle. (...) Ce sont les grèves des syndicats, en général, qui sont devenues des terriers d’action pour les corrupteurs, les ennemis d’Allah et de la patrie, communistes et autres, qui se répandent partout du fait que le cadre du FLN se rétrécit et s’affaiblit. (...) Nous vivons les jours de l’OAS.81

Une position aussi respectable s’accordait parfaitement avec les intérêts des classes qui avaient financé les islamistes depuis la réforme agraire. Elle convenait aussi, au sein du FIS, à ces membres parvenus de la petite bourgeoisie : professeurs, imams reconnus et enseignants des lycées. Enfin elle plaisait à ceux qui à la campagne, s’étaient enrichis grâce à leur adhésion à l’ancien parti unique, le FLN, et qui avaient réussi en tant qu’agriculteurs capitalistes ou petits hommes d’affaires. Mais elle n’était suffisante ni pour les masses urbaines paupérisées qui attendaient leur salut du FIS, ni pour obliger la classe dominante et l’armée à rester passif et à accepter un gouvernement islamiste.

Fin mai 1991, face aux menaces des militaires qui préféraient saboter le processus électoral plutôt que de risquer une victoire du FIS, les dirigeants islamistes changèrent de tactique : « L’opposition du FIS à des législatives « truquées » débouche sur une authentique insurrection qui rappelle celle d’octobre 1988 : cocktails Molotov, gaz lacrymogènes, barricades. Ali Belhadj, le charismatique imam de la mosquée de Bab el Oued, lance des dizaines de milliers de manifestants dans la rue »82. Le FIS prit provisoirement le contrôle du centre d’Alger, soutenu par un grand nombre de jeunes pour qui l’islam et le jihad semblaient être la seule alternative à la l’ordre social défendu par les militaires. En réalité, plus le FIS devenait puissant, plus il était tiraillé entre la responsabilité et l’insurrection : il interdisait aux masses de faire grève en mars 1991 et deux mois plus tard, en mai 1991, faisait appel à elles pour renverser l’Etat.

Les mêmes contradictions se sont exprimées au sein du mouvement islamiste au cours des trois année suivantes, à mesure que la guérilla s’intensifiait dans les villes comme dans les campagnes. « La condamnation d’Abassi Madani et Ali Belhadj à douze ans de prison (...) provoque aussi une radicalisation plus grande du FIS et une inquiétante fragmentation de sa base. Les rafles massives de milliers de membres ou sympathisants du mouvement islamiste, parfois de simples manifestants, et leur internement dans des centres de détention du Sahara déclenchent le terrorisme urbain et la guérilla rurale. »83. Deux organisations militaires émergèrent, le Mouvement Islamique Armé (MIA, récemment rebaptisé AIS) et le Groupe Islamique Armé (GIA), qui reçurent rapidement le soutien de bandes armées sur tout le pays. Mais les mouvements clandestins sont marqués par des « dissensions internes ».84

A la prétendue « modération » du MIA, Mouvement Islamique Armé qui exécute seulement les représentants du pouvoir « impie » et ses complices, un nouveau mouvement, le Groupe Islamique Armé (GIA), oppose une jihad extrême, dont les cibles de prédilection seraient les journalistes, les écrivains, les poètes, les féministes et les intellectuels. (...) Les luttes fratricides entre le MIA et les GIA provoquent à leur tour des pertes par dizaines (...) La responsabilité de la mort de sept terroristes dont les cadavres ont été découverts pendant mon séjour à Alger sera imputée par certains à leurs querelles intestines, et par d’autres à leur liquidation clandestine par des escadrons para-policiers ».85 (...) Le GIA accuse déjà les dirigeants historiques d’opportunisme, de trahison, de brader leur programme d’application intégrale de la charia.86

Un mouvement divisé

L’expérience de l’islamisme en Egypte et en Algérie montre qu’il est susceptible de se diviser sur deux questions : premièrement, faut-il ou non adopter une politique de réforme plus ou moins pacifique de la société existante ou prendre les armes ; deuxièmement, faut-il lutter pour changer l’Etat ou pour purger la société de « l’impiété ».

En Egypte les Frères Musulmans d’aujourd’hui ont une politique de réforme de l’Etat. Ils tentent de changer la société de l’intérieur. Ils veulent le faire en acquérant la puissance nécessaire pour constituer une opposition légale avec ses députés, sa propre presse, par le contrôle d’organisations professionnelles de la classe moyenne, par l’exercice de son influence sur la population grâce à ses mosquées et ses associations caritatives islamiques. La tactique qu’ils adoptent pour imposer la piété islamique est une campagne incitant le régime en place à incorporer la charia à son code judiciaire.

Cette tactique semble également être privilégiée par une partie des dirigeants du FIS en prison ou en exil. Les premiers mois de l’année 1994 virent circuler des rumeurs de négociations entre cette branche du FIS et une partie du régime, négociations qui visaient à un partage du pouvoir et à l’application partielle de la charia. Et en avril 1994, le journal britannique le Guardian était en mesure de diffuser l’information selon laquelle Rabah Kébir, un dirigeant du FIS en exil, avait accueilli la nomination au poste de premier ministre de Redha Malek le « technocrate », comme « un acte positif »87. Pourtant, deux jours avant, le FIS avait dénoncé l’accord conclu entre le gouvernement et le FMI.88

Des commentateurs perspicaces voient dans cet accord le meilleur moyen pour la bourgeoisie algérienne de mettre fin à l’instabilité et de protéger ses acquis. Ainsi Juan Goytisolo explique que les militaires auraient pu faire l’économie de beaucoup d’ennuis en autorisant le FIS à former un gouvernement après les élections de 1991 :

Les conditions dans lesquelles il y aurait accédé [au pouvoir] auraient limité de manière efficace l’application de son programme. L’endettement de l’Algérie, sa dépendance financière vis-à-vis de ses créanciers européens et japonais, le chaos économique et l’hostilité de l’armée auraient constitué un obstacle difficile à contourner. (...) Son incapacité à tenir ses promesses électorales était de toute évidence prévisible. En moins d’un an de gouvernement, étroitement contrôlé par ses adversaires, le FIS aurait perdu une bonne part de sa crédibilité.89

Le « réformisme islamiste » répond aux besoins d’un certain nombre de groupes sociaux essentiels : les propriétaires terriens traditionnels et les commerçants, la nouvelle bourgeoisie islamique (notamment les Frères Musulmans qui se sont enrichis en Arabie Saoudite) et les membres de la classe moyenne islamique dont le statut social s’était élevé. Mais il ne satisfait pas les autres classes sociales qui avaient lié leur sort à l’islamisme : les étudiants et les ex-étudiants paupérisés ou les déshérités des villes. Plus les Frères Musulmans et le FIS s’attachent à la recherche du compromis, plus ces classes se détournent d’eux : elles considèrent comme une trahison toute révision à la baisse de l’exigence d’un Etat fondé sur la pureté originelle de l’islam.

Mais la réaction de ces classes sociales peut prendre différentes formes. Elles peuvent rester passives face à l’Etat, prônant une stratégie de retrait de la société. L’accent est alors mis sur la prédication et la purification de la minorité islamique plutôt que sur la confrontation avec l’Etat. Telle était à l’origine la stratégie du groupe de Choukri en Egypte, au milieu des années 1970. Elle a toujours la préférence de certains prédicateurs radicaux, conscients de la puissance du pouvoir étatique aujourd’hui.

Elles peuvent aussi se tourner vers la lutte armée. Mais tout comme la lutte pacifique peut être dirigée contre l’Etat ou contre les impies seulement, la lutte armée peut s’en prendre à l’Etat pour le renverser ou aux « ennemis de l’islam » au sein de la population dans son ensemble : les minorité ethniques et religieuses, les femmes ne portant pas le voile, les films étrangers, l’influence de « l’impérialisme culturel », etc. On pourrait penser que la logique de la situation pousse au choix de l’option de la lutte armée contre l’Etat. Mais ce serait compter sans l’existence d’une contre-logique puissante qui trouve ses racines dans la composition sociale des partisans de l’islamisme.

Comme nous l’avons vu, les fractions des classes exploiteuses qui soutiennent l’islamisme sont par nature attirées par ses versions plus réformistes. Même lorsqu’elles n’ont pas d’autres choix que de prendre les armes, elles le font en essayant à tout prix d’éviter une agitation sociale plus large. Elles ont recours aux coups d’Etat plutôt qu’aux actions de masse. Et si de telles actions éclatent malgré leurs efforts, elles font tout pour y mettre fin le plus vite possible.

La nouvelle petite bourgeoisie paupérisée est beaucoup plus susceptible de se tourner vers la lutte armée. Mais sa position sociale marginale l’empêche d’envisager une telle action sous la forme de luttes de masse, comme les grèves. Elle a plutôt recours à la conspiration en s’appuyant sur de petits groupes armés. Ces complots n’aboutissent pas au changement révolutionnaire voulu par leurs instigateurs, même lorsque, comme dans le cas de l’assassinat du président Sadate, ils atteignent leur but immédiat. La nouvelle petite bourgeoisie peut perturber considérablement la société, mais pas la révolutionner.

Ce fut aussi l’expérience des populistes dans la Russie d’avant 1917 ; celle d’une génération d’étudiants et ex-étudiants du Tiers monde attirés par le guévarisme et le maoïsme à la fin des années 1960 (et leurs successeurs continuent de se battre aux Philippines et au Pérou). C’est l’expérience des islamistes armés luttant contre l’Etat en Egypte et Algérie.

Pour les islamistes, la seule façon de sortir de l’impasse serait de trouver des appuis auprès de groupes sociaux non marginaux dans la population urbaine pauvre d’aujourd’hui, autrement dit au sein de la masse des travailleurs de la moyenne et de la grande industrie. Mais les idées de base de l’islamisme rendent une telle solution impossible, puisque l’islam, même dans ses formes les plus radicales, prône un retour à la communauté (Umma), visant à une réconciliation des riches et des pauvres, non au renversement des riches. Ainsi, le programme économique du FIS présente comme une alternative au « capitalisme occidental », un projet de « petite industrie » produisant pour les « besoins locaux » qui ressemble à s’y méprendre à la propagande électorale de nombreux partis conservateurs libéraux dans le monde.90

La tentative par le FIS de créer des « syndicats islamiques » pendant l’été 1990, se faisait en mettant l’accent sur les « devoirs des travailleurs », parce que, insistait-il, l’ancien régime leur accordait trop de droits et « habituait les travailleurs à ne pas travailler ». La lutte des classes, soulignait-il « n’existe pas dans l’islam », car les textes sacrés n’en parlent pas. Ce qu’il faut, c’est que l’employeur traite ses employés de la même manière que le fidèle doit traiter les esclaves qui sont à son service d’après le Coran, c’est-à-dire comme des « frères ».91

Il n’est donc pas étonnant qu’aucun des groupes islamistes n’ait réussi à se forger une base dans les entreprises dont les effectifs et la puissance atteindraient ne serait-ce que le dixième de celle qu’ils ont construite dans les quartiers. En l’absence d’une telle base, les islamistes ne peuvent pas piloter le changement social, même s’ils parviennent à provoquer l’effondrement d’un régime. Les couches marginales de la société peuvent parfois déclencher une crise grave au sein d’un régime déjà instable, mais elles ne peuvent déterminer l’issue de cette crise.

Les groupes islamistes pourraient provoquer une telle crise de régime et faire écarter ses dirigeants. Mais ils ne peuvent empêcher la classe dominante, qui a prospéré sous ces dirigeants, de passer finalement, un marché avec les islamistes les moins militants afin de garder le pouvoir. En attendant une telle crise, les militants islamistes eux-mêmes subissent des pertes humaines considérables en raison de la répression étatique.

C’est cette pression étatique qui pousse certains d’entre eux à abandonner l’attaque directe contre le régime pour l’option plus facile de l’attaque contre les « impies » et les minorités. Cette approche peut les conduire à leur tour à se rapprocher de la majorité modérée que sont les islamistes réformistes.

Il existe en fait une certaine dialectique dans le mouvement islamiste. Les islamistes qui militent contre l’Etat ayant subi le traumatisme d’une lutte armée infructueuse, font le dur apprentissage de la soumission, se mettent à lutter pour imposer des comportements islamiques, soit directement, soit par le moyen du réformisme islamique. Mais ni l’une ni l’autre de ces options ne permettent de répondre à l’immense frustration des couches sociales qui se sont tournées vers l’islamisme. C’est pourquoi on assiste sans arrêt à l’émergence de nouveaux militants qui reviennent aux luttes armées, jusqu’à ce qu’ils se heurtent aux dures limites de celles-ci parce que dénuées de base sociale significative.

La prise de conscience des limites du réformisme islamiste n’implique pas automatiquement l’adhésion à une politique révolutionnaire. Les limites du réformisme mènent plutôt ces groupes au terrorisme et à la guérilla parce qu’il agissent sans avoir de base de masse. Mais cela peut aussi les pousser à une stratégie réactionnaire d’attaques menées contre des bouc-émissaires rendus responsables des problèmes du système. Et comme ces deux approches utilisent le même langage religieux, elles se chevauchent souvent mutuellement.

Ceux qui veulent s’en prendre au régime, attaquent les Coptes, les Berbères et les femmes non voilées. Ceux qui haïssent instinctivement le système tombent dans le piège de vouloir imposer la charia par la négociation avec l’Etat. Et lorsque des divisions apparaissent entre groupes rivaux - parfois si violentes que ceux-ci s’entretuent en s’accusant « d’apostasie » (le fait de trahir l’islam authentique) - la manière même dont elles sont exprimées masque les causes sociales réelles de ces divisions. Si un islamiste grimpe les échelons de la hiérarchie sociale et abandonne la lutte, c’est seulement la preuve qu’en tant que personne, il est un « mauvais musulman » (ou même un apostat) ; en soi cela n’empêche pas un autre islamiste ayant réussi son ascension sociale d’être un « bon musulman ».

L’expérience iranienne

Le régime islamique en Iran domine les débats sur le renouveau islamique, de la même manière que le bilan du stalinisme domine les débats sur le socialisme. Et bien souvent, même à gauche, les conclusions qui en sont tirées sont identiques. Les islamistes sont considérés, tout comme les staliniens autrefois, comme la plus dangereuse de toutes les forces politiques, capables d’imposer un totalitarisme qui empêchera tout futur développement progressiste. Pour les arrêter, il est nécessaire que la gauche s’unisse à la bourgeoisie libérale92, et même qu’elle soutienne des Etats non démocratiques dans leur répression des groupes islamistes.93 Ce point de vue surestime la cohésion du mouvement islamiste et lui attribue une capacité à influer sur les événements historiques qu’il n’a pas en réalité. De plus, il repose sur une appréciation erronée du rôle de l’islam pendant et après la révolution iranienne de 1979.

Cette révolution ne fut pas le fait de l’islamisme, mais des énormes contradictions qui apparurent dans le régime du Shah au cours de la dernière moitié des années 1970. La crise économique avait exacerbé les profondes divisions qui existaient entre les branches du capitalisme moderne associées à l’Etat, et d’autres branches plus traditionnelles, centrées sur le bazar (celui-ci fournissant les deux tiers du commerce de gros et les trois quarts du commerce de détail). En même temps, la crise accentuait le mécontentement des travailleurs et des paysans déracinés qui avait récemment inondé les villes. Le clergé en révolte se ralliait aux manifestations d’intellectuels et d’étudiants auxquelles prirent aussi part les pauvres lors d’une série de heurts violents avec la police et l’armée. Une vague de grèves paralysa l’industrie et immobilisa les champs pétrolifères, si importants pour l’économie iranienne. Puis, au début février 1979, les guérilleros de gauche, les Feddayin et ceux de la gauche islamiste, les Moudjahidines du Peuple, réussirent à fomenter de vastes mutineries au sein de l’armée, provoquant ainsi un renversement révolutionnaire du régime.

Une grande partie des insurgés s’était identifiée à un islamiste en exil, l’Ayatollah Khomeyni. Son nom était devenu le symbole de l’opposition à la monarchie et sa résidence des environs de Paris avait servi de point de rencontre entre les représentants des différentes forces sociales impliquées dans la révolte : les bazaris et leur allié le clergé, l’opposition bourgeoise libérale, les associations de professions libérales, les étudiants et même les guérilleros de gauche. A son retour à Téhéran en janvier 1979, il devint le chef symbolique de la révolution.

Pourtant à ce stade des événements, il était loin de contrôler la situation, même s’il avait un sens aigu de la tactique politique. Les événements clés qui firent tomber le Shah - la généralisation des grèves, les mutineries - furent tout à fait indépendants de sa volonté. Et dans les mois qui suivirent la révolution, Khomeyni n’était pas plus qu’un autre capable d’imposer une autorité unique au soulèvement révolutionnaire. Dans les villes, ce sont divers comités locaux (Komitehs) qui exercèrent de facto le pouvoir. Les universités étaient aux mains de la gauche et des Moudjahidines. Dans les usines, des shoras (conseils d’usine) disputaient le contrôle de l’entreprise à la direction, forçant souvent les anciens collaborateurs du régime du Shah à démissionner en prenant en main eux-mêmes la production. Dans les régions habitées par les minorités ethniques - le Kurdistan au Nord-Ouest et le Khuzestan dans le Sud-Est arabophone - des mouvements éclatèrent pour l’auto-détermination.

Et pour superviser d’en haut ce processus, il n’y avait pas un, mais deux organes politiques. Le gouvernement provisoire était dirigé par Bazargan, un islamiste « modéré » lié aux tendances modernes de la bourgeoisie (il avait fondé les associations d’étudiants islamiques dans les années 1950, puis l’Association des Ingénieurs Islamiques). Mais parallèlement existait le Conseil Révolutionnaire nommé par Khomeyni, une autorité concurrente. Autour de celui-ci se regroupait un groupe de religieux et d’intellectuels islamistes proches du monde des bazars.

Khomeyni et son Parti de la République Islamique (PRI) réussirent finalement à s’emparer de la quasi-totalité du pouvoir. Mais il leur fallut deux ans et demi de compromis avec différentes forces sociales qui auraient facilement pu échapper à leur contrôle. Ils passèrent presque toute l’année 1979 à collaborer avec Bazargan dans le but de freiner l’influence des shoras dans les usines et des mouvements nationalistes séparatistes. Ils utilisaient un discours islamiste pour mobiliser des sections du lumpenproletariat des bidonvilles et les organiser en bandes, les Hezbollah, destinées à attaquer la gauche, à imposer la « moralité » islamique (notamment à l’encontre des femmes qui refusaient de porter le voile) et à aider l’armée dans son entreprise d’écrasement des révoltes séparatistes. On assista à une répression brutale (l’exécution d’environ 100 personnes pour « crimes sexuels », c’est-à-dire pour homosexualité ou pour adultère, le meurtre d’activistes de gauche et l’assassinat par balles de manifestants appartenant à des minorités nationales) comme pour restaurer la « normalité » bourgeoise après un grand bouleversement révolutionnaire. Mais au début de l’automne 1979, le bilan du PRI n’était guère positif. D’une part, s’il avait su mettre un frein au processus révolutionnaire, ce sont les partisans de Bazargan qui en ressortaient renforcés. Les conflits avec eux se multipliaient. Comme l’explique une étude du mouvement de Bazargan :

Un an après la chute du Shah, il devenait évident que les classes moyennes plus instruites et les forces politiques qu’elles soutenaient [c’est-à-dire Bazargan] étaient en train d’étendre leur influence en prenant le contrôle de positions clef dans les médias, les organismes d’Etat et en particulier les institutions éducatives (...). La désintégration de l’unité des forces révolutionnaires empêcha les comités islamiques d’obtenir le soutien d’une large majorité des employés des organisations.94

D’autre part, un mécontentement grandissant menaçait de plus en plus d’échapper au contrôle des khomeinistes, et était porteur pour la gauche laïque et islamique qui se développait. La gauche était majoritaire parmi les étudiants, malgré la première vague de répression qu’elle avait subie en août 1979.

Dans les usines, les shoras avaient été affaiblies par cette même répression. Beaucoup demeuraient pourtant intacts une année après95 et la combativité des travailleurs n’était en aucun cas brisée : il y eut plus de 360 « grèves, sit-ins, et occupations » en 1979-1980, 180 en 1980-1981 et 82 en 1981-1982.96

Le PRI ne pouvait reprendre les choses en mains que par un changement d’orientation radical : il organisa donc la minorité qui, chez les étudiants, le suivait plutôt que de soutenir les Feddayins ou les Moudjahidines du Peuple et la lança à l’assaut de l’ambassade des Etats-Unis dont tout le personnel fut pris en otage. Cette opération spectaculaire provoqua une confrontation majeure avec la puissance impérialiste la plus importante du monde. Une autre étude portant sur cette période explique que « les étudiants fondamentalistes des « associations islamiques », que leurs rivaux considéraient comme réactionnaires et fanatiques quelques semaines auparavant, se posaient maintenant en révolutionnaires purs et durs et étaient acclamés par les masses chaque fois qu’il faisaient une apparition aux portes de l’ambassade pour accorder une interview aux journalistes »97.

L’adoption d’une position anti-impérialiste en apparence radicale s’accompagna d’une radicalisation de la politique menée par le PRI sur les lieux de travail. Il passa de la défense d’une grande partie des patrons à l’agitation en faveur de leur révocation, sans envisager néanmoins la prise du pouvoir par les conseils d’usine mais par des « patrons islamiques » qui collaboreraient avec les conseils islamiques, dont la gauche et les Moudjahidines, considérés comme « infidèles », étaient automatiquement exclus.

Cette radicalisation valut au PRI une popularité nouvelle. Il semblait mettre en pratique l’anti-impérialisme que Bazargan et ses partisans avaient préconisé pendant leurs longues années d’opposition au Shah, mais qu’ils étaient en train d’abandonner, rétablissant de nouvelles relations entre les Etats-Unis et l’Iran. De plus, l’action du PRI semblait se placer dans la droite ligne de certains des slogans les plus importants et les plus populaires lancés par une gauche en plein essor - laïque comme islamique - dans les mois qui avaient suivi la révolution :

La prise de l’ambassade américaine permit aux fondamentalistes de surmonter certaines de leurs difficultés (...). Ce coup de force aida les groupes islamistes qui prônaient la souveraineté des religieux à mettre en pratique leur politique et à réussir une opération délicate : prendre le contrôle des organisations qui étaient financées et contrôlées par la fraction la plus instruite de la classe moyenne. Lorsque les étudiants qui étaient fidèles aux religieux envahirent l’ambassade des Etats-Unis, ceux que l’on avait considérés comme des « réactionnaires » émergèrent à nouveau comme étant les moteurs de la révolution, capables de se débarrasser à la fois des modernistes et des laïques (...). C’était le début d’une coalition nouvelle au sein de laquelle le rôle dirigeant revenait à certains religieux et à leurs associés, les bazaris, tandis que l’on attribuait à de vastes sections de la petite classe moyenne et du prolétariat urbain le statut de fonctionnaires.98

Khomeyni et ses partisans ne gagnaient pas seulement en popularité, ils se créaient aussi une base bien plus large au fur et à mesure qu’ils destituaient, ou du moins menaçaient de destituer, les patrons et les fonctionnaires « non islamiques » de l’ancien régime.

L’industrie, les médias, les forces armées et la police, commençaient à être contrôlés par une nouvelle couche sociale composée de personnes dont la carrière dépendait de leur capacité à mener campagne en faveur de la version khomeiniste de l’islamisme. Quant aux membres des instances décisionnelles de l’ancien pouvoir qui étaient restés en place, ils s’empressaient de fournir des preuves de leur fondamentalisme en appliquant la ligne du PRI.

Une grande réussite de Khomeyni et de ses partisans fut d’unir derrière eux une grande partie de la classe moyenne - aussi bien la petite bourgeoisie traditionnelle du bazar, qu’une grande partie de la première génération de la nouvelle classe moyenne - dans une lutte visant à prendre le contrôle de chaque échelon des instances décisionnelles de pouvoir.

Le secret de son succès résidait dans sa capacité à permettre à ceux qui le suivaient, à chaque niveau de la société, d’allier l’enthousiasme religieux à l’avancement personnel. L’ancien sous-directeur d’une compagnie étrangère pouvait désormais la diriger sous le contrôle de l’Etat et avoir l’impression qu’il remplissait son devoir religieux en servant la communauté (l’Umma) ; celui qui avait vécu dans une profonde misère au sein du sous-prolétariat pouvait désormais assurer à la fois sa sécurité matérielle et son épanouissement personnel en dirigeant un groupe de Hezbollah dans son entreprise de purification de la société, cette purification qui passait par l’élimination de l’« indécence » et des « infidèles » qu’étaient les communistes.

Pour ceux qui avaient opté pour la politique de Khomeyni, les perspectives qui s’ouvraient étaient considérables. Les directeurs et les techniciens locaux et étrangers qui avaient fui le pays dans les premiers mois du soulèvement révolutionnaire avaient laissé derrière eux 130 000 postes à pourvoir.99 De plus, la purge menée chez les directeurs, les fonctionnaires et les officiers de l’armée « non-islamiques » ajoutait un nombre considérables de postes vacants à ce total.

Il est intéressant de noter que la méthode qu’utilisaient Khomeyni et ses partisans pour évincer leurs opposants et confier le pouvoir à un parti unique n’avait rien de spécifiquement islamiste. Ce n’était pas, contrairement à ce qu’affirmaient beaucoup de gens horrifiés par l’intolérance religieuse du régime, le résultat d’une quelconque caractéristique « irrationnelle » ou « médiévale » du « fondamentalisme islamique ». En fait, cette méthode était très semblable à celle employée en divers lieux par de nombreux partis basés sur des fractions de la petite bourgeoisie. Elle fut notamment utilisée par les partis communistes d’Europe de l’Est, malgré leur faiblesse, pour prendre le contrôle de la société après 1945.100 Un prototype du petit bourgeois qui allie ferveur idéologique et avancement personnel nous est offert dans Le Père Goriot de Balzac, dont le héros, un austère jacobin, fait fortune en exploitant les pénuries créées par le soulèvement révolutionnaire.

Un parti politique reposant sur une fraction de la petite bourgeoisie qu’il organise autour d’une lutte pour son avancement social ne peut prendre le pouvoir dans n’importe quelles circonstances. La majorité des tentatives de ce genre échouent car les formations petites bourgeoises sont trop faibles pour remettre en cause le pouvoir de la classe dominante sans une mobilisation de masse qui échapperait alors à leur contrôle. Ainsi, lors de la révolution de 1974-1975 au Portugal, les efforts du Parti communiste pour infiltrer les instances décisionnelles du régime furent réduits à néant du fait de la résistance organisée par les puissances capitalistes occidentales d’une part, et d’autre part par le regain du militantisme ouvrier par en bas. De telles tentatives ne peuvent réussir que si, pour des raisons historiques spécifiques, les classes sociales principales se trouvent paralysées.

Comme l’écrivait Tony Cliff dans une œuvre majeure de l’analyse marxiste, si la classe dirigeante en place est trop faible pour se maintenir au pouvoir dans un contexte de crise économique et d’insurrection populaire, et si la classe ouvrière ne dispose pas de l’organisation indépendante qui lui permettrait de prendre la tête du mouvement, certaines fractions de l’intelligentsia peuvent alors s’emparer du pouvoir, au nom de la mission dont ils se sentent investis : celle de résoudre les problèmes de la société dans son ensemble :

L’intelligentsia est également sensible au retard économique de son pays. Sa participation au monde scientifique et technique du XXe siècle lui fait cruellement ressentir l’arriération de son propre pays. Ce sentiment est accentué par le « chômage intellectuel » endémique dans ces pays. Etant donné l’arriération économique générale, le seul espoir pour la plupart des étudiants est un emploi de fonctionnaire ; mais il n’y en a pas suffisamment, loin s’en faut, pour satisfaire la demande.

La vie spirituelle des intellectuels traverse également une crise. Dans un ancien ordre en décomposition, quand le modèle traditionnel se désintègre, ils se sentent en danger, déracinés, dépossédés de valeurs solides. La dissolution d’une culture donne naissance à une puissante impulsion vers une nouvelle intégration qui doit être totale et dynamique pour remplir le vide social et spirituel, et doit combiner ferveur religieuse avec nationalisme militant. (...)

Ils espèrent des réformes par en haut et aimeraient de tout cœur tendre le nouveau monde à un peuple reconnaissant, plutôt que de voir la lutte d’émancipation d’un peuple conscient et auto-organisé. Ils tiennent beaucoup aux mesures destinées à tirer leur nation de la stagnation, mais se préoccupent bien peu de la démocratie. (...)

Tout ceci fait que le capitalisme d’Etat totalitaire est un but très séduisant pour les intellectuels.101

Bien que ces lignes aient été écrites pour parler de l’attraction exercée par le stalinisme, le maoïsme et le castrisme dans les pays du Tiers monde, son analyse convient parfaitement au cas de l’intelligentsia islamiste qui gravitait autour de Khomeyni en Iran. Contrairement à ce que beaucoup de commentateurs de gauche ont cru à tort, cette intelligentsia n’était pas simplement l’expression d’un « capitalisme marchand », « parasite », traditionnellement centré sur le bazar et « attardé ».102 Elle n’était pas non plus l’expression de la contre-révolution bourgeoise classique.103 Elle entreprenait une réorganisation révolutionnaire de la propriété et du contrôle du capital en Iran, tout en gardant intacts les rapports de production capitalistes. Elle transférait le grand capital anciennement possédé par les proches du shah aux mains du gouvernement et d’organismes para-gouvernementaux qu’elle contrôlait. Son discours officiel affirmait que tout ceci était fait, bien entendu, dans l’intérêt des opprimés, (la société qui absorbait l’empire économique du Shah fut d’ailleurs nommée la fondation des « Mustafazin » (les « opprimés »). Bayat explique :

La prise du pouvoir par les religieux reflétait le vide de pouvoir qui caractérisait l’Etat post-révolutionnaire. Ni le prolétariat, ni la bourgeoisie n’étaient capables d’exercer leur hégémonie politique. La cause de cette incapacité réside dans leur développement historique qui témoigne de la faiblesse de l’un et de l’autre.104

Ou encore, comme l’explique Cliff au sujet de l’intelligentsia des pays du Tiers monde : « L’importance de l’intelligentsia dans le mouvement révolutionnaire est en proportion directe de l’arriération générale économique, sociale et culturelle des masses dont elle est issue et s’est élevée ».105

Pour pouvoir affermir leur contrôle de l’Etat et d’une partie du capital, Khomeyni et ses partisans devaient entretenir des relations équilibrées avec les principales classes sociales ; c’est pourquoi il leur fallut d’abord s’attaquer à la gauche organisée, puis aux organisations bourgeoises (Bazargan notamment), avant d’être en mesure de consolider leur propre pouvoir. En 1979, cela signifiait travailler avec Bazargan contre la gauche pour contenir la vague révolutionnaire, puis faire un geste en direction de la gauche au moment de la prise de l’ambassade des Etats-Unis afin d’isoler la bourgeoisie. Au cours des années 1980, cela impliqua premièrement un autre zig-zag, qui permit à une autre figure de l’islamisme liée à la bourgeoisie en place, Bani Sadr, de devenir président et, deuxièmement, de travailler avec lui pour écraser les bastions de la gauche, autrement dit les universités. Et lorsque le PRI proposa d’envoyer les gangs islamiques, les Hezbollah, dans les universités pour les purger des « éléments anti-islamiques », Bani Sadr acquiesca avec joie :

Les dirigeants du PRI comme les libéraux se rejoignaient sur l’idée d’une révolution culturelle grâce à l’action directe des gens mobilisés pour marcher sur les campus universitaires (...). Pour les libéraux, c’était un moyen de se débarrasser des agitateurs de gauche dans les institutions publiques, les usines et les zones rurales, et ainsi de restaurer la stabilité politique et économique du pays (...).

Les bandes de Hezbollahs envahirent les universités, blessèrent et tuèrent des membres des groupes politiques qui rejetaient la révolution culturelle, brûlèrent les livres et les documents qui étaient considérés comme « non-islamiques ». Le gouvernement fit fermer toutes les universités pendant trois ans, au cours desquels les programmes universitaires furent revus et corrigés.106

Pourtant, même à ce stade, les Khomeynistes gardaient encore partiellement leur propre image d’hommes « de gauche », en raison du discours anti-impérialiste qu’ils utilisaient pour justifier leurs actes. Ils insistaient sur le fait que se battre pour imposer les « valeurs islamiques » était essentiel dans la lutte contre l’« impérialisme culturel », et que la gauche, puisqu’elle résistait à cette idée, était en fait au service de l’impérialisme.

Une série d’événements extérieurs les aidèrent à justifier cette politique. En effet, c’était l’époque où les Etats-Unis tentèrent sans succès de reprendre leur ambassade en envoyant des hélicoptères de combat (qui entrèrent en collision au-dessus du désert), où les shiites manifestaient contre le gouvernement de Bahrein, où les partisans de Khomeyni se soulevaient dans la province saoudienne de Hasa, riche en pétrole, où des islamistes sunnites en armes investirent la grande mosquée de la Mecque, et où Saddam Hussein tentait de se faire bien voir des Etats-Unis et des émirats arabes du Golfe en envahissant l’Iran. Ceci permit aux khomeinistes de déclarer, à raison, que les alliés de l’impérialisme attaquaient la révolution et, à tort cette fois, qu’ils étaient les seuls à pouvoir la défendre. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que Khomeyni lui-même ait considéré cette attaque comme un « don du ciel ». Pendant l’hiver 1980-1981, la mobilisation maximale nécessaire pour repousser les forces d’invasion fournit aux khomeinistes un prétexte pour accroître leur mainmise aux dépens de la gauche et du groupe de Bani Sadr. En juin-juillet 1981, ils purent écraser l’une et l’autre et édifier une structure quasi totalitaire.

Mais pourquoi la gauche fut-elle incapable d’empêcher la montée du PRI ? On a souvent avancé après coup que c’était parce qu’elle avait été incapable de comprendre à temps qu’il lui fallait s’allier à la bourgeoisie « libérale » et « progressiste ». C’est l’argument utilisé par Halliday107. Mais il faut rappeler que la bourgeoisie libérale, dirigée par Bazargan puis par Bani Sadr, était aux côtés de Khomeyni dans ses campagnes contre les shoras dans les usines et de purge dans les universités. Lorsqu’il fallut savoir qui allait récolter les fruits de cette victoire sur la gauche, les divisions éclatèrent. C’est seulement lorsque Bani Sadr se rendit compte qu’il était perdant dans l’affaire qu’il se joignit aux islamistes de gauche, les Moudjahidines du Peuple, dans une tentative avortée de renverser le régime. (Il est intéressant de remarquer que ce ne fut pas le cas de Bazargan, dont le parti continua d’opérer dans la légalité, mais sans résultat).

Les khomeinistes manipulèrent habilement la bourgeoisie dite libérale. L’écrasement de la gauche auquel elle avait participé leur permit d’utiliser une rhétorique anti-impérialiste pour mobiliser des fractions du prolétariat urbain contre la bourgeoisie. Ils se servaient du gouffre béant qui existait entre la misère des masses et le mode de vie « non islamique » des riches. Une alliance avec la fraction occidentalisée et riche de la bourgeoisie ne pouvait certainement pas permettre à la gauche de résister à cette manœuvre.

Seule la mobilisation des travailleurs luttant pour leurs intérêts propres aurait pu réellement saper l’influence des khomeinistes et rejeter à la fois la fraction dite « libérale » de la bourgeoisie et le PRI dans une position défensive.

Les luttes des travailleurs avaient joué un rôle central dans le renversement du Shah. On assista par la suite dans les grandes usines à des luttes de grande envergure entre conseils d’usine et patrons. Mais une fois le Shah écarté, les travailleurs se cantonnèrent le plus souvent à des luttes isolées et ne cherchèrent que rarement à prendre la tête de tous les opprimés et les exploités. Les conseils d’usines ne devinrent jamais des conseils ouvriers établis sur le modèle des soviets russes de 1905 et 1917108. C’est cette faiblesse qui les empêcha d’entraîner derrière eux la masse des journaliers, des travailleurs indépendants, des artisans et des commerçants totalement paupérisés - c’est-à-dire le « lumpenproletariat » - que les khomeinistes mobilisaient contre la gauche en utilisant des slogans religieux.

Cette faiblesse du mouvement ouvrier résultait en partie de facteurs objectifs. La classe ouvrière était divisée entre les travailleurs des grandes usines modernes et ceux des petits ateliers traditionnels (qui employaient le plus souvent les membres d’une même famille ou leurs propriétaires). Les zones où vivaient les travailleurs étaient souvent dominées, du point de vue du nombre, par les secteurs appauvris de la petite bourgeoisie : à Téhéran en 1980, on dénombrait 750 000 « marchands, revendeurs et petits commerçants », contre environ 400 000 travailleurs employés dans les grandes entreprises industrielles109. La majorité des travailleurs étaient de fraîche date dans l’industrie et avaient peu de tradition de lutte : 80 % étaient d’origine rurale et 350 000 anciens paysans affluaient chaque année dans les villes.110 Un tiers d’entre eux seulement était réellement alphabétisé et donc capable de lire la presse de gauche, même si 80 % possédaient une télévision. Enfin, l’ampleur de la répression qui avait eu lieu sous le Shah faisait que le nombre de militants expérimentés dans les entreprises était très faible.

Mais l’incapacité du mouvement ouvrier à prendre la tête d’un mouvement de masse de plus grande envergure ne s’explique pas uniquement par des facteurs objectifs. Il y a eu aussi les déficiences politiques des immenses forces de gauche au cours des mois qui suivirent la révolution. Les Feddayins et les Moudjahidines du Peuple attiraient des milliers de personnes lors de leurs meetings. Aux élections du printemps 1980, à Téhéran, les Moudjahidines obtinrent un quart des voix. Mais Feddayins comme Moudjahidines avaient une tradition guérillériste et accordaient peu d’attention à l’action dans les entreprises. C’est dans les universités et non dans les usines que se trouvaient leurs bastions. C’est ainsi que les Moudjahidines du Peuple avaient cinq « fronts » d’intervention : une organisation clandestine pour préparer la « lutte armée », un front de la jeunesse, un front des femmes, un front bazari et un front des travailleurs, qui de toute évidence n’était pas leur priorité absolue.

De plus, même quand des militants ouvriers se joignaient à elles, les grandes organisations de gauche n’avaient pas grand chose à leur dire. Au cours des huit mois cruciaux de la révolution, leurs critiques du nouveau régime étaient timides, et se concentraient essentiellement sur son incapacité à remettre en cause l’impérialisme. La politique des Moudjahidines du Peuple, par exemple, « consistait à éviter soigneusement toute confrontation avec le cabinet fantôme des religieux. A la fin février, quand les Feddayins organisèrent à Téhéran une manifestation de plus de 80 000 personnes pour réclamer la réforme agraire, la fin de la censure de la presse et la dissolution des forces armées, les Moudjahidines restèrent en retrait. Et début mars, quand les femmes qui avaient reçu une éducation à l’occidentale célébrèrent la journée internationale des femmes en manifestant contre l’abrogation de la loi de protection familiale par Khomeyni, le port du voile obligatoire dans les administrations gouvernementales et leur mise à l’écart du pouvoir judiciaire en tant que « genre moins impartial », les Moudjahidines dénoncèrent ces revendications « qui semaient la division et affaiblissaient la révolution face aux attaques de l’impérialisme ». A la fin mars, quand des adeptes zélés de la matraque attaquèrent les bureaux de l’Ayandegan, journal anticlérical, les Moudjahidines restèrent silencieux. Ils s’opposèrent au boycott du référendum sur la république islamique et la lutte pour l’autonomie du Kurdistan. Si la nation ne restait pas unie derrière l’imam Khomeyni, insistaient les Moudjahidines, les impérialistes seraient tentés de répéter leur exploit de 1953 ».111

En août, les Moudjahidines ne condamnèrent pas l’attaque du quartier général des Feddayins par des gangs armés. Ils évitèrent toute confrontation avec les candidats du PRI lors des élections à l’Assemblée des experts de 1979.

Après l’occupation de l’ambassade américaine, la gauche se montra encore moins critique qu’avant à l’égard de Khomeyni. Khomeyni « parvint à faire complètement éclater l’opposition de gauche. Il déclarait désormais que tous les problèmes qui apparaissaient dans les usines, parmi les femmes et au sein des minorités nationales, étaient dus à l’impérialisme américain. C’était l’impérialisme américain qui s’attaquait au gouvernement au Kurdistan, dans le Tabriz, le Torkamansahra et le Khuzistan. Les femmes qui s’opposaient aux lois islamiques étaient des agents américains ou sionistes. Et les travailleurs qui résistaient aux shoras étaient des agents de l’impérialisme. Le parti Tudeh s’inclinait face aux arguments de Khomeyni et soutenait sa politique. Les plus grandes organisations de gauche - les Feddayins, les Moudjahidines, et Paykar - se coupèrent également des luttes, abandonnant ainsi les militants ouvriers, les femmes et les minorités nationales, au sein desquels ils étaient pourtant fortement implantés. ».112

Le parti Tudeh (parti communiste pro-soviétique) et la majorité des Feddayins continuèrent à soutenir Khomeyni jusqu’à ce que celui-ci ait pleinement consolidé son autorité, c’est-à-dire jusqu’en 1982, époque à laquelle il se retourna contre eux.

A mesure que le temps passait, la gauche accumulait les erreurs. Alors que les Feddayins abandonnaient toute critique à l’égard du gouvernement après la prise de l’ambassade des Etats-Unis, les Moudjahidines du Peuple adoptaient finalement une position contraire et déclaraient une opposition ouverte au régime à partir de la fin 1980 (c’est-à-dire après l’attaque menée par le régime contre les partisans des Moudjahidines dans les universités). S’obstinant dans leur stratégie guérillériste, ils adoptèrent des positions qui firent le jeu du régime : ainsi, il s’allièrent à Bani Sadr afin de déclencher une lutte directe pour le pouvoir, sans rapport avec les combats quotidiens des gens. Les manifestations de masse n’ayant pas suffi à renverser le régime, les chefs des Moudjahidines s’enfuirent en exil, tandis que leurs activistes clandestins lançaient une vague d’attentats contre des personnages-clefs du régime : « L’attentat à la bombe contre le siège du PRI en juin 1981, dans laquelle l’Ayatollah Beheshti - le président du parti - et de nombreux autres cadres et dirigeants du PRI trouvèrent la mort, fournit aux Oulémas - c’est-à-dire au clergé - un prétexte pour déclencher contre l’opposition une campagne de terreur sans précédent dans l’histoire contemporaine de l’Iran. »113.

La gauche s’était alliée à un représentant de la bourgeoisie pour mener une campagne d’assassinats visant des personnes qui, aux yeux des masses, menaient une politique anti-impérialiste. Il n’est donc pas étonnant que les petits bourgeois paupérisés et les prolétaires qui soutenaient le PRI aient approuvé les attaques que les dirigeants khomeinistes lançaient contre la gauche. Pour ces derniers, il était facile de présenter la gauche comme l’alliée des pays impérialistes qui s’attaquaient à la révolution. Cet argument trouva encore plus de crédit lorsque, deux ans plus tard, les Moudjahidines du Peuple soutinrent l’offensive de l’armée irakienne contre l’Iran.

En fait, les Moudjahidines tombaient dans tous les travers qui caractérisent la nouvelle petite bourgeoisie radicale dans de nombreux pays du Tiers Monde, qu’elle soit organisée en partis islamistes, maoïstes ou nationalistes. Pour celle-ci, la lutte politique doit s’appuyer sur une minorité, une avant-garde complètement isolée des luttes de masse. Le combat pour le pouvoir est réduit au coup d’Etat d’un côté, et à l’alliance avec des forces bourgeoises de l’autre. Avec de tels « dirigeants », il n’est pas étonnant que les travailleurs les plus radicaux ne soient pas parvenus à transformer les luttes militantes dans des usines isolées en mouvement capable de rassembler derrière lui la masse des ouvriers et des paysans. Le PRI s’empressa de combler le vide politique qui en résulta.

Bien sûr, la gauche dans son ensemble ne fit pas autant d’erreurs que les Moudjahidines, la majorité des Feddayins ou du parti Tudeh. Mais ces mouvements constituaient les forces majeures vers lesquelles se tournaient ceux qui avaient été radicalisés par l’expérience révolutionnaire. Leurs erreurs permirent aux khomeynistes de garder l’initiative. Ils purent ainsi transformer un Etat affaibli en un puissant instrument, capable de la répression la plus sanglante.

Enfin, même ceux qui, à gauche, ne commettaient pas des erreurs aussi graves que celles des Moudjahidines, des Feddayins ou du parti Tudeh, commettaient leurs propres erreurs. Ils avaient tous été formés à l’école du stalinisme ou du maoïsme, qui les incitait à rechercher une section « progressiste » de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie pour mener la lutte. S’ils décidaient que tel mouvement faisait partie de la petite bourgeoisie « progressiste », ou « anti-impérialiste », ils faisaient taire toute critique. Et, s’ils décidaient qu’un mouvement n’en faisait pas partie, alors ils en concluaient que ce mouvement ne pourrait jamais s’engager dans une lutte contre l’impérialisme. Ce qu’ils ne comprenaient pas, c’est qu’à maintes reprises dans le Tiers Monde, des dirigeants bourgeois ou petits-bourgeois qui sont pro-capitalistes et extrêmement réactionnaires dans leurs attitudes sociales, ont été entraînés malgré eux dans des conflits contre l’impérialisme. Ce fut notamment le cas de Kemal Atatürk en Turquie, de Grivas et Makarios à Chypre, de Kenyatta au Kenya, de Nehru et de Gandhi en Inde, et très récemment de Saddam Hussein en Irak. Ceci leur a d’ailleurs souvent valu une grande popularité auprès de ceux qu’ils sont résolus à exploiter et à opprimer.

La gauche ne peut minimiser ce fait, que ce soit en portant aux nues ces héros « progressistes » et « anti-impérialistes », ou en prétendant que la confrontation avec l’impérialisme n’est pas ce qui compte. Au contraire, la gauche doit à tout prix préserver son indépendance politique propre, en critiquant publiquement ce genre de personnages, à la fois pour leur politique intérieure, et pour leurs manquements inévitables dans la lutte contre l’impérialisme, tout en démontrant clairement que nous voulons voir la défaite de l’impérialisme tout autant qu’eux.

Malheureusement, la quasi-totalité de la gauche iranienne alla de volte-face en volte-face et d’erreur en erreur, si bien qu’elle finit par adopter une position de neutralité dans les derniers mois de la première guerre du Golfe, lorsque la flotte américaine intervint directement pour porter un coup décisif à l’Iran. Elle ne comprit pas qu’il existait des moyens de prendre une position anti-impérialiste tout en renforçant la lutte contre le régime iranien à l’intérieur. (En dénonçant le refus du régime de faire payer la guerre aux riches ; en critiquant la tactique barbare et futile des « vagues humaines », qui consistait à envoyer des troupes d’infanterie légère se faire massacrer dans des attaques frontales contre des positions irakiennes défendues comme des forteresses ; en condamnant l’incapacité du régime à proposer un programme visant à soulever les minorités et les travailleurs irakiens contre Saddam Hussein ; en dénonçant la volonté d’obtenir des réparations de guerre qui faisait payer le peuple irakien pour les crimes de ses dirigeants, etc.). Au lieu de cela, la gauche adopta une position qui la coupa de tous ceux qui en Iran se souvenaient de ce que l’impérialisme avait fait subir à ce pays et qui se rendaient compte qu’il reviendrait à la charge si on lui en laissait l’occasion.

La victoire des khomeinistes en Iran n’était donc pas inévitable ; de plus cette victoire ne prouve pas que l’islamisme soit seulement une force réactionnaire contre laquelle la gauche doit être prête à vendre son âme au diable impérialiste (ou plutôt au Grand Satan), et à ses alliés locaux. Elle ne fait que confirmer qu’en l’absence d’une direction ouvrière indépendante, un soulèvement révolutionnaire peut conduire à un retour de la loi bourgeoise sous l’égide d’un Etat autoritaire et répressif, contrôlé par un parti unique. Et l’ingrédient secret de ce processus n’était pas le caractère soi-disant « médiéval » de l’islam, mais le vide créé par le fait que les organisations socialistes aient été incapables de donner à une classe ouvrière inexpérimentée mais très combative la direction politique dont elle avait besoin.

Les contradictions de l’islamisme : le cas du Soudan

L’Iran n’est pas le seul pays dans lequel les islamistes soient arrivés au pouvoir. Depuis quelques années les Frères Musulmans soudanais, les Ikhwan al Muslimin, influencent de manière décisive le gouvernement militaire au travers du Front islamique national (FIN).

A sa naissance dans les années 1940, la Fraternité soudanaise était une ramification des Frères Musulmans de Banna en Egypte. Mais après l’écrasement de son organisation sœur par Nasser dans les années 1950, elle acquit son existence propre et ses propres doctrines. Cette organisation apparut à l’Université de Khartoum, où elle s’engagea dans une lutte avec les communistes pour gagner le soutien de la population estudiantine. Ceci détermina sa première direction politique qui mettait en avant les éléments radicaux contenus dans l’islamisme. Mais dans les années 1960, la nouvelle direction, sous l’égide de Hassan al-Turabi, parvint à élargir la base de l’organisation, qui rassemblait désormais des milliers de nouveaux-venus autour des 2 000 membres qui constituaient le noyau d’origine. « On assista également à une diversification significative des effectifs, avec l’arrivée d’oulémas, d’imams, de marchands, de chefs soufis entre autres, même si la proportion d’éléments n’ayant pas reçu une éducation moderne restait très faible parmi les militants actifs »114. Dans les années 1980, cette proportion augmenta grâce à l’émergence (avec l’aide de l’Etat) d’un secteur financier « islamique » : « La politique de la banque islamique, qui privilégiait les religieux, fut très utile à l’Ikhwan ». Les institutions islamiques permirent « permit la formation d’une classe totalement nouvelle d’hommes d’affaires qui firent fortune du jour au lendemain » et « ouvrirent des perspectives inouïes de mobilité économique pour des gens qui sans cela auraient été dans le meilleur des cas hauts fonctionnaires ». La Fraternité n’était pas propriétaire des banques islamiques : celles-ci étaient financées conjointement par des fonds saoudiens et des capitaux locaux. Mais elle exerçait un poids considérable par sa capacité à « orienter les prêts et autres avances aux clients »115. Ceci valut à la Fraternité des soutiens parmi les nouveaux riches et au sein de la machine d’Etat elle-même : « Le mouvement reposait toujours sur un noyau dur d’activistes employés pour la plupart de professions libérales et ayant reçu une éducation moderne, mais un contingent important d’hommes d’affaires (ou d’employés des professions libérales devenus cadres supérieurs) commençait à acquérir un poids significatif »116.

Lors des élections qui suivirent le renversement du régime dictatorial de Nimeiry en 1986, le front des Frères Musulmans, le FIN, ne remporta que 18,5 % des voix, la plupart allant aux partis traditionnels. Mais il rafla 23 des 28 sièges élus par les universitaires. Le FIN s’attirait un soutien suffisamment important d’une fraction des classes moyennes urbaines et des hommes d’affaires pour être l’allié naturel des figures-clé de l’armée. En 1989, un coup d’Etat porta le général el-Béchir à la tête du pays, mais le pouvoir réel semblait être aux mains du FIN. Et depuis, Khartoum est devenu un des centres du mouvement islamiste international, un pôle d’attraction des activistes capable de rivaliser avec Téhéran et Riyad.

Pourtant, l’ascension de la Fraternité soudanaise vers le pouvoir n’a pas été facile. Elle a plus d’une fois été sur le point de perdre de nombreux membres et une grande partie de sa popularité. Et son maintien au pouvoir est loin d’être assuré.

Pendant que les rivaux du FIN choisissaient d’entrer au gouvernement, Turabi a cherché à construire la Fraternité et à étendre l’influence de celle-ci en menant une politique d’agitation dans le milieu étudiant, auprès de la classe moyenne et, dans une certaine mesure, des travailleurs ; mais ensuite il a saisi toutes les occasions de faire partie du gouvernement afin d’accroître l’influence de la Fraternité à chaque échelon de la hiérarchie d’Etat. C’est ce qu’il fit une première fois au début des années 1960. L’agitation entretenue par la Fraternité parmi les étudiants contribua à précipiter la révolution d’octobre 1964 qui rassemblait étudiants, classes moyennes des professions libérales et travailleurs. La Fraternité utilisa ensuite son influence dans le nouveau gouvernement pour apaiser la vague de radicalisation et pour obtenir l’interdiction des communistes, ce qui lui permit de gagner à sa cause certains groupes privilégiés conservateurs.

La Fraternité manœuvra de la même façon en mai 1969, après le coup d’Etat militaire qui mit le général Gaafar Nimeiry au pouvoir. Pendant un temps, il réprima la Fraternité et les partis traditionnels. Mais ce passage dans l’opposition permit à celle-ci de regagner une partie du soutien populaire qu’elle avait perdu lorsqu’elle était au gouvernement, en prenant la tête du mouvement d’agitation sur les conditions de travail des étudiants, pour finalement échouer dans sa tentative de soulèvement étudiant contre le régime en 1973. Puis, à la fin des années 1970, elle profita de la « réconciliation nationale » proposée par Nimeiry pour s’allier au régime dans lequel Turabi devint ministre de la Justice « chargé d’examiner la législation afin de la rendre conforme à la charia ».117 C’est pendant cette période qu’elle utilisa le développement du secteur financier islamique pour plonger ses racines parmi les propriétaires de capitaux. C’est également à cette époque qu’elle commença à convaincre certains officiers de l’armée.

Mais ces manœuvres provoquaient des tensions continuelles au sein de la Fraternité et menacèrent à plusieurs reprises d’éclatement la base plus large qui la soutenait. Les cadres de la première heure, ceux qui étaient dans la Fraternité depuis le début des années 1950, n’appréciaient pas du tout la manière qu’avait leur chef de chercher le soutien de l’élite traditionnelle et des nouveaux riches. Les méthodes de Turabi ne correspondaient pas du tout à la notion originelle d’avant-garde islamique qu’ils avaient défendue lorsqu’ils étaient étudiants radicaux dans les années 1940. Ils avaient l’impression que leur chef édulcorait les idées islamiques afin de gagner en respectabilité, en particulier lorsqu’il décida de recruter des femmes, appuya leur lutte pour le droit de vote et apporta son soutien à une brochure qui affirmait que le « véritable » islam devait leur donner les mêmes droits qu’aux hommes.118 Aux yeux des dissidents, il cédait tout simplement aux volontés des classes moyennes laïques. En outre, la conduite non-islamique de Nimeiry, et en particulier son penchant pour la boisson, étaient de notoriété publique. Un groupe composé des membres les plus anciens préférait le radicalisme d’un Qutb et quitta finalement la Fraternité pour former sa propre organisation en lien avec la Fraternité musulmane Egyptienne.119

Sa collaboration avec un régime de plus en plus impopulaire commençait à faire perdre des partisans à la Fraternité. On assista au début des années 1980 à la montée d’une vague d’agitation populaire contre Nimeiry, avec des manifestations estudiantines en 1981-1982, une grève des cheminots en 1982, des mutineries de soldats dans le Sud en 1983, suivies par des grèves des juges et des docteurs. Pendant cette période, la Fraternité devint la seule force - en dehors du régime lui-même - qui continuait de soutenir Nimeiry, et elle commença à craindre d’être détruite en même temps que le dictateur lorsque celui-ci finirait par tomber.

Nimeiry tenta alors une dernière fois son va-tout : il annonça l’introduction de la charia dans la législation. La Fraternité n’avait d’autre choix que de le soutenir, puisque pendant plus de trente ans elle avait présenté le « retour à la charia » comme la solution à tous les problèmes du Soudan. C’était l’unique slogan qui rattachait sa conception de la réforme aux traditions islamiques de la masse des gens qui ne faisaient pas partie de la classe moyenne urbaine. La Fraternité se lança donc dans une campagne d’agitation en faveur de la mise en application de la charia, en dépit de la résistance des juges et d’une grande partie du système judiciaire. Un million de gens se joignirent à une manifestation de la Fraternité réclamant une conférence internationale sur la mise en application de la charia, et des membres de la Fraternité aidèrent à constituer les cours spéciales de la charia établies par Nimeiry.

Ceci augmenta l’influence de la Fraternité parmi certains cercles traditionalistes, surtout lorsque les cours de justice s’en prirent à des personnalités très connues et dévoilèrent leur corruption au grand jour. De plus, par le pouvoir qu’elle exerçait désormais, la Fraternité attirait aussi les membres de l’appareil d’Etat qui voulaient de l’avancement. Mais ces mesures, qui valurent à la Fraternité une grande popularité auprès de certaines fractions traditionalistes de la population et une influence croissante auprès de certains membres du gouvernement, renforcèrent aussi le mécontentement que toute une partie de la population éprouvait à son égard. Ces mesures contrariaient les partisans de la laïcité et ceux d’autres religions que l’islam (la majorité de la population dans le Sud du pays) sans être pour autant capable d’améliorer les conditions de vie des masses musulmanes. Le mythe de la charia était celui d’un nouveau système judiciaire qui mettrait fin à toutes les injustices. Mais ceci ne pouvait se faire par une réforme uniquement judiciaire, et encore moins sous la houlette d’un régime corrompu et impopulaire. La nouvelle loi ne retenait donc de la charia que les aspects punitifs, le hudud qui préconisait l’amputation des voleurs, la lapidation pour adultère, etc.

Dans les années 1960, c’est en partie parce qu’elle minimisait cet aspect de la charia que la Fraternité avait réussi à attirer des représentants de l’intelligentsia urbaine. La vision qu’avait Turabi de l’orthodoxie islamique consistait à « contourner la question en insistant sur le fait que le hudud n’était applicable que dans une société islamique idéale au sein de laquelle la pauvreté aurait complètement disparu ».120 Quoiqu’il en soit, la preuve la plus tangible de la transformation du système judiciaire par la charia était désormais le recours à ce genre de châtiments, et Turabi opéra un virage à cent quatre-vingts degrés en attaquant ceux qui affirmaient que la moralité ne pouvait être imposée par la loi.121

Aux cours de justice chargées d’appliquer la charia s’ajoutait un autre sujet de mécontentement : le secteur financier islamique, qui avait certes propulsé certains membres de la classe moyenne au sommet de la hiérarchie dans d’importants secteurs, mais qui en avait inévitablement laissé pour compte beaucoup d’autres :

Ce mécontentement avait pour origine le favoritisme dont jouissaient les membres de l’Ikhwan, qui constituaient aux yeux des hommes d’affaires et des milliers de postulants à une ascension sociale dans ce milieu, la raison principale pour laquelle ils ne pouvaient bénéficier des possibilités du nouveau système.122

Les Frères Musulmans, en raison de leur alliance avec Nimeiry sur la question de la charia, finirent par fermer les yeux sur tous ses agissements, malgré la contestation grandissante qu’il suscitait. Et bien que Nimeiry, sous la pression des Etats-Unis, se soit finalement retourné contre les Frères Musulmans juste avant le soulèvement populaire qui provoqua sa chute, il était trop tard pour qu’on associe les Frères Musulmans avec la révolution.

Mais la Fraternité survécut et devint en quatre ans plus puissante que jamais, parce qu’elle proposa aux officiers de l’armée qui s’étaient finalement retournés contre Nimeiry quelque chose qu’elle était seule à posséder : des milliers de membres actifs prêts à leur prêter main-forte dans la guerre civile sans pitié contre les rebelles non musulmans au sud du pays et dans la répression des mouvements de contestation au Nord. Les forces laïques qui s’étaient coalisées pour renverser Nimeiry, paralysées par leurs intérêts de classes opposés, étaient incapables de canaliser la colère pour créer un mouvement visant à une transformation radicale de la société impliquant une redistribution complète des richesses et l’auto-détermination du Sud du pays. Elles étaient tout aussi incapables d’écraser cette colère. Ceci conforta les militaires dans l’idée que les Frères Musulmans étaient les seuls à pouvoir imposer la stabilité, surtout après l’immense manifestation organisée par la Fraternité pour dénoncer toute concession faite aux rebelles du Sud et qui fut une véritable démonstration de force. A tel point qu’en 1989, lorsque les militaires prirent une fois de plus le pouvoir, ils firent appel aux Frères Musulmans pour saborder l’accord de paix que négociait le gouvernement avec les rebelles.

Mais depuis qu’elle est au pouvoir, la Fraternité s’est montrée incapable de proposer autre chose qu’une répression de plus en plus sévère, agrémentée de vocabulaire religieux, pour résoudre les problèmes auxquels est confronté le régime. En mars 1991, la charia fut réintroduite et avec elle les châtiments du hudud. A la guerre dans le Sud s’est ajoutée depuis la répression menée contre d’autres communautés non arabes, dont les Fur et les Nuba, et ce malgré les promesses faites par Turabi lorsqu’il était dans l’opposition de s’opposer à toute forme d’islam reposant sur le chauvinisme arabe. La répression contre ceux qui s’opposèrent à la guerre dans le Sud s’est traduite par nombre de condamnations à mort dont celle prononcée il y a deux ans au Darfour contre un groupe de personnes accusées d’« incitation à la guerre contre l’Etat et détention illégale d’armes ». Un homme a même été condamné à la pendaison et à la crucifixion publique.123 Dans la période qui a précédé les élections dans les syndicats et les organisations professionnelles, des gens ont dénoncé le recours à l’intimidation, aux arrestations et à la torture.124 La répression frappe même certains des traditionalistes qui soutenaient la campagne d’islamisation. Le régime a resserré son étau sur les sectes soufies, « dont les sermons alimentent le mécontentement populaire ».125 La majorité attribue au régime et aux Frères Musulmans l’attentat à la bombe qui a détruit une mosquée soufie il y a quelques mois, faisant seize morts.

Mais la répression n’a permis qu’une stabilité provisoire du régime. Il y a deux ans, une série d’émeutes a éclaté dans les villes à la suite des restrictions et de la hausse des prix. A la méfiance initiale du régime à l’égard du FMI a succédé un Programme de Salut Économique reposant sur la « libération de l’économie », ce qui « implique la mise en place de nombreuses mesures préconisées par le FMI dans le passé »126, et donc de nouvelles négociations avec le Fonds Monétaire International. Ces mesures ont provoqué une dégradation très sévère du niveau de vie, une exacerbation des tensions et une multiplication des émeutes.

De plus, le régime se retrouve isolé des autres grandes puissances islamiques : en s’opposant à l’Iran lors de la première guerre du Golfe, la Fraternité Musulmane a rompu tout lien avec ce pays. Plus tard, en soutenant l’Irak lors de la seconde guerre du Golfe, elle s’est coupée de l’Arabie Saoudite. C’est sans doute pour cela qu’elle a voulu apparaître comme un pôle d’attraction pour les islamistes qui ne se reconnaissent pas dans la politique de ces deux pays et dans celle de la Fraternité Musulmane égyptienne, même si la politique menée par Turabi depuis trente ans est bien loin du radicalisme prôné par ces groupes islamistes.

Pourtant, la Fraternité soudanaise elle-même est soumise à des pressions énormes. « On parle d’une scission du FIN entre les plus zélés et la fraction relativement plus modérée, cette dernière rejoignant l’aile conservatrice du Parti Oumma et du PUD [les deux principaux partis traditionnels]. Le FIN est divisé entre les anciens qui sont prêts à négocier avec les partis laïcs et les jeunes qui refusent tous compromis ».127

Il est important de préciser une dernière chose en ce qui concerne le Soudan. L’accession au pouvoir de la Fraternité musulmane n’a rien de miraculeux. L’explication de cette ascension réside bien plutôt dans l’incapacité d’autres forces politiques à proposer des solutions permettant de sortir de l’impasse grandissante dans laquelle se trouve le pays. Dans les années 1950 et 1960, le Parti communiste était plus puissant que la Fraternité musulmane. Il rivalisait avec la Fraternité dans le milieu étudiant et avait acquis une certaine influence auprès des syndicalistes des villes. Mais en 1964 et en 1969, il choisit d’utiliser cette influence non pour présenter un programme de changement révolutionnaire, mais pour prendre part à des gouvernements non-révolutionnaires qui se retournèrent contre lui une fois qu’il avait réussi à calmer la vague d’agitation populaire. C’est tout particulièrement le soutien qu’il apporta à Nimeiry dans les premières années qui permit à la Fraternité musulmane de prendre la tête du mouvement étudiant et de saper la base des communistes.

Conclusions

La gauche a commis une erreur en considérant les mouvements islamistes soit comme automatiquement réactionnaires et « fascistes », soit comme automatiquement « anti-impérialistes » et « progressistes ». L’islamisme radical, avec son projet de reconstitution de la société sur le modèle établi par Mohammad dans l’Arabie du VIIe siècle, est en fait une « utopie » émanant d’une fraction déchue de la nouvelle petite bourgeoisie. Comme pour toute « utopie petite bourgeoise »128, ses partisans sont en fait face au choix entre une lutte héroïque mais désespérée pour imposer cette utopie à ceux qui dirigent la société, et celui de se compromettre avec eux, fournissant ainsi un vernis idéologique à la perpétuation de l’oppression et de l’exploitation. C’est cela qui conduit inévitablement à des scissions entre une aile radicale et terroriste de l’islamisme, et une aile réformiste. C’est aussi cela qui conduit un certain nombre de « radicaux » à passer de l’utilisation des armes afin de créer une société débarrassée des oppresseurs, à l’utilisation de ces mêmes armes pour imposer à des individus des comportements « islamiques ».

Les socialistes ne peuvent considérer les petits bourgeois utopistes comme leurs ennemis principaux. Ils ne sont pas responsables du système capitaliste mondial, de la soumission de milliards de personnes à la dynamique aveugle de l’accumulation capitaliste, du pillage de continents entiers par les banques ou des machinations qui ont eu pour conséquence une succession de guerres effrayantes depuis la proclamation du « nouvel ordre mondial ». Ils n’ont pas été responsables des horreurs de la première guerre du Golfe, qui commença par la volonté de Saddam Hussein de rendre service aux Etats-Unis et aux monarchies du Golfe, et s’acheva par l’intervention américaine aux côtés de l’Irak. Ils n’ont pas été responsables des massacres au Liban, lors desquels l’offensive des phalangistes, l’intervention syrienne contre la gauche et l’invasion israélienne, ont créé les conditions qui ont donné naissance au militantisme chiite. Ils ne sont pas responsables de la seconde guerre du Golfe, avec ses « frappes chirurgicales » sur les hôpitaux de Bagdad et le massacre de 80 000 personnes alors qu’elles fuyaient du Koweït vers Bassorah. La pauvreté, la misère, les persécutions, la négation des droits de l’Homme, existeraient encore dans des pays tels que l’Egypte et l’Algérie même si les islamistes disparaissaient demain.

Pour toutes ces raisons, les socialistes révolutionnaires ne peuvent apporter leur soutien à l’Etat contre les islamistes. Ceux qui lui apportent leur soutien en le justifiant par la menace que les islamistes font peser sur les valeurs laïques ne font que leur rendre la tâche plus facile de présenter la gauche comme une composante de la conspiration « impie » et « laïciste » des oppresseurs contre les fractions les plus pauvres de la société. Ils répètent les erreurs commises par la gauche en Algérie et en Egypte lorsqu’elle chantait les louanges de régimes qui ne faisaient rien pour la plus grande partie de la population, en les présentant comme « progressistes » - des erreurs qui ont permis aux islamistes de croître. Et ils oublient que tout appui que l’Etat apporterait aux valeurs laïques ne serait que purement contingent : lorsque cela lui conviendra, il conclura un accord avec les islamistes les plus conservateurs pour imposer des parties de la charia - en particulier celles qui infligent de lourdes peines à la population - contre leur collaboration, afin d’écarter les radicaux et anéantir leur espoir d’abolir l’oppression. C’est ce qui s’est produit au Pakistan sous Zia et au Soudan de Nimeiry, et c’est apparemment la solution que l’administration Clinton a conseillé aux généraux algériens.

Mais les socialistes ne peuvent pas plus soutenir les islamistes. Cela équivaudrait à remplacer une forme d’oppression par une autre, à réagir à la violence étatique par l’abandon de la défense des minorités religieuses et ethniques, des femmes et des homosexuels, de se compromettre avec la pratique de l’utilisation de bouc-émissaires qui permet de poursuivre l’exploitation capitaliste sans encombre à condition qu’elle adopte des formes « islamiques ». Ce serait abandonner la finalité d’une politique socialiste indépendante, basée sur les travailleurs en lutte entraînant et organisant tous les opprimés et les exploités, pour un suivisme à l’égard d’une utopie petite bourgeoise qui ne peut réussir.

Les islamistes ne sont pas nos alliés. Ils sont des représentants d’une classe qui tente d’influencer la classe ouvrière et qui, lorsqu’elle y parvient, attire des travailleurs soit vers un aventurisme futile et désastreux, soit vers une capitulation réactionnaire devant le système ou, comme souvent, à l’un puis à l’autre.

Mais cela ne veut pas dire que nous pouvons pour autant prendre une position abstentionniste, indifférente à l’égard des islamistes. Ils naissent de groupes sociaux très importants qui souffrent dans la société actuelle. Leurs sentiments de révolte pourraient être canalisés vers des objectifs progressistes, si une direction leur était offerte par une montée des luttes ouvrières. Même lorsque le niveau de luttes ne s’élève pas, beaucoup de ceux qui sont attirés par des versions radicales de l’islamisme peuvent être influencés par les socialistes - à condition que ceux-ci combinent une indépendance politique à l’égard de toutes les formes de l’islamisme, avec la volonté de saisir les opportunités pour entraîner à leurs côtés des individus islamistes dans des formes de lutte authentiquement radicales.

L’islamisme radical est plein de contradictions. La petite bourgeoisie est toujours poussée dans deux directions - vers la rébellion radicale contre la société et vers la compromission avec celle-ci. C’est pourquoi l’islamisme est toujours tiraillé entre la rébellion destinée à obtenir une résurrection complète de la communauté musulmane, et la compromission afin d’imposer des réformes « islamiques ». Ces contradictions s’expriment inévitablement dans des conflits extrêmement aigus, souvent violents, au sein et entre les groupes islamiques.

Ceux qui considèrent l’islamisme comme un monolithe entièrement réactionnaire oublient qu’il y a eu des conflits entre islamistes sur l’attitude à adopter lorsque l’Arabie Saoudite et l’Iran étaient dans des camps opposés pendant la première guerre du Golfe. Il y a eu les divergences qui ont conduit le FIS en Algérie à rompre avec ses sponsors saoudiens, ou les islamistes en Turquie à organiser des manifestations pro-irakiennes lancées à partir de mosquées financées par les Saoudiens pendant la seconde guerre du Golfe. Il y a les violents affrontements armés qui se produisent entre les armées islamistes rivales en Afghanistan. Aujourd’hui, il y a des divergences au sein de l’organisation Hamas parmi les Palestiniens sur l’acceptation ou le rejet d’un compromis avec l’administration croupion palestinienne de Arafat - et par conséquent indirectement avec Israël - en échange de l’introduction de lois islamiques. De telles différences d’attitude émergent nécessairement une fois que l’islam « réformiste » conclut des accords avec des Etats qui sont intégrés au système mondial. Car chacun de ces Etats est rival des autres et chacun conclut ses propres alliances avec les impérialistes dominants.

Des divergences similaires sont susceptibles d’émerger à chaque fois que le niveau des luttes ouvrières s’élève. Ceux qui financent les organisations islamistes voudront faire cesser de telles luttes, voire les briser. Certains des jeunes islamistes radicaux, au contraire, soutiendront instinctivement la lutte. Les dirigeants des organisations seront pris en étau, marmonnant sur la nécessité pour les employeurs de faire preuve de charité et pour les travailleurs de faire preuve de patience et de pardon.

Finalement, le développement même du capitalisme force les dirigeants islamistes à faire des acrobaties idéologiques lorsqu’ils se rapprochent du pouvoir. Ils opposent « valeurs islamiques » et « valeurs occidentales ». Mais l’essentiel de ce que l’on appelle les valeurs occidentales ne prend pas racine dans une quelconque culture européenne mythique. Elles trouvent leur source dans le développement du capitalisme sur les deux siècles passés. Ainsi, il y a un siècle et demi, l’attitude majoritaire au sein de la petite bourgeoisie britannique à l’égard de la sexualité était remarquablement similaire à celle prêchée par les partisans de la résurrection musulmane aujourd’hui (la sexualité en dehors du mariage était interdite, et par certains aspects, les femmes avaient moins de droits que n’en garantissent la plupart des versions de l’islam ; l’héritage était réservé à l’aîné des enfants, alors que l’islam attribue à la fille la moitié de la part du garçon ; il n’y avait aucun droit au divorce, alors que l’islam accorde ce droit dans un nombre très limité de cas). Le changement des attitudes britanniques n’est attribuable ni à des éléments qui seraient inhérents à la psychologie occidentale, ni à des prétendues « valeurs judéo-chrétiennes », mais à l’impact du capitalisme en développement - son besoin de force de travail féminine l’a contraint à changer certaines attitudes et, ce qui est plus important, a placé les femmes dans une position sociale qui leur a permis de revendiquer des changements plus importants.

C’est pourquoi même dans les pays où l’Eglise catholique avait été immensément puissante comme en Irlande, en Italie, en Pologne et en Espagne, celle-ci a dû accepter à contrecœur une diminution de son influence. Les pays où l’islam est religion d’Etat ne pourront s’immuniser des pressions qui les poussent vers des changements similaires, quels que soient leurs efforts.

L’expérience de la République islamique d’Iran nous le prouve. Malgré toute la propagande officielle voulant que le rôle principal des femmes soit celui de mères et d’épouses, et malgré toutes les pressions exercées pour les exclure de certaines professions comme la justice, la proportion des femmes dans la main d’œuvre a légèrement crû. Elles continuent à représenter 28 % des employés de l’Etat, le même pourcentage qu’au moment de la Révolution.129 Dans ce contexte, le régime a dû changer de politique de contrôle des naissances, 23 % des femmes utilisant des contraceptifs130, et a dans certains cas assoupli sa position sur l’obligation de porter le voile. Bien que dans le domaine du divorce et de la famille, les femmes n’aient pas des droits égaux à ceux des hommes, elles conservent le droit de vote (il y a deux députés femmes), vont à l’école, disposent d’un quota de places à l’université dans toutes les disciplines et sont incitées à suivre des études médicales et un entraînement militaire.131 Abrahamian note au sujet de Khomeyni :

Ses disciples les plus proches se moquaient souvent des « traditionalistes » qu’ils qualifiaient de « vieux jeu ». Ils les accusaient soit d’être obsédés par la pureté rituelle, d’empêcher leurs filles d’aller à l’école, de leur imposer le voile même en dehors de toute présence masculine, de rejeter des activités intellectuelles telles que l’art, la musique et les jeux d’échecs, et, pire que tout, de refuser d’utiliser les moyens de la presse, de la radio et la télévision.132

Rien de tout cela ne devrait nous surprendre. Ceux qui dirigent le capitalisme et l’Etat iraniens ne peuvent se passer de la main d’œuvre féminine présente dans des secteurs-clé de l’économie. Et les fractions de la petite bourgeoisie qui ont constitué la colonne vertébrale du PRI avaient commencé au cours des années 1970 à envoyer leurs filles à l’université et à la recherche d’emplois justement parce qu’ils voulaient disposer de salaires supplémentaires - afin d’élever les revenus de la famille et de faciliter le mariage de leurs filles. Ils n’ont pas été disposés, au cours des années 1980, à les abandonner au nom de la piété religieuse.

Pas plus que toute autre idéologie, l’islamisme ne peut geler le développement économique et par conséquent social. Encore et toujours des tensions émergeront en son sein et trouveront leur expression en des conflits violents opposant ses partisans.

Les jeunes islamistes sont en général les produits intelligents et sophistiqués de la société moderne. Ils lisent livres et journaux, regardent la télévision et sont donc au courant de toutes les divisions et les affrontements qui se produisent au sein de leurs propres mouvements. Quels que soient leurs efforts pour serrer les rangs lorsqu’ils sont confrontés à des « laïcistes », de la gauche ou de la bourgeoisie, ils connaîtront des débats houleux les opposant les uns aux autres - tout comme les ailes pro-russe et pro-chinoise du mouvement communiste mondial, apparemment monolithique, en avaient connu il y a trente ans. Ces débats créeront des doutes dans l’esprit de certains d’entre eux.

Les socialistes peuvent profiter de ces contradictions pour amener certains des islamistes les plus radicaux à remettre en cause leur attachement aux idées et aux organisations islamistes, mais seulement si nous construisons nos propres organisations indépendantes, qui ne puissent être identifiées ni aux islamistes ni à l’Etat.

Sur certaines questions nous serons du même côté que les islamistes contre l’impérialisme et contre l’Etat. C’était le cas, par exemple, dans un grand nombre de pays lors de la seconde guerre du Golfe. Ce devrait être le cas dans des pays comme la France ou la Grande Bretagne lorsqu’il s’agit de combattre le racisme. Là où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit être : « avec les islamistes parfois, avec l’Etat jamais ».

Mais même dans ce cas, nous divergeons des islamistes sur des questions fondamentales. Nous sommes pour le droit de critiquer la religion comme nous défendons le droit de la pratiquer. Nous défendons le droit de ne pas porter le foulard comme nous défendons le droit des jeunes filles dans les pays racistes comme la France de le porter si elles le désirent. Nous nous opposons aux discriminations que pratique le grand capital dans des pays comme l’Algérie à l’égard des arabophones - mais nous sommes aussi opposés aux discriminations dont sont victimes les berbérophones, certaines couches de travailleurs ou des couches inférieures de la petite bourgeoisie qui ont été élevées avec la langue française. Par dessus tout, nous sommes opposés à toute action qui oppose, sur des bases religieuses ou ethniques, une fraction des exploités et des opprimés à une autre. Cela signifie aussi bien défendre les islamistes contre l’Etat que défendre les femmes, les homosexuels, les Berbères ou les Coptes contre certains islamistes.

Lorsque nous sommes du même côté que les islamistes, une de nos tâches est de polémiquer avec fermeté avec eux, de mettre en question leurs opinions - et pas seulement sur l’attitude de leurs organisations envers les femmes et les minorités mais aussi sur la question fondamentale, à savoir, avons-nous besoin de la charité des riches ou de renverser et détruire les rapports de classe existants.

Par le passé, la gauche a commis deux erreurs face aux islamistes. La première a été de les considérer comme des fascistes, avec lesquels rien de commun n’était possible. La seconde a été de les considérer comme des « progressistes » qu’il ne fallait pas critiquer.

Ces erreurs ont toutes deux contribué à aider les islamistes à croître aux dépens de la gauche dans la majorité du Moyen Orient. Il faut une approche différente, qui considère l’islamisme comme le produit d’une crise sociale profonde qu’il ne peut en aucune façon résoudre, qui se batte pour gagner certains de ses jeunes partisans à une autre perspective très différente, indépendante, socialiste révolutionnaire.

Chris Harman, automne 1994