Alors que le premier tour de l’élection présidentielle a placé la candidate du Rassemblement national au second tour, face à Macron, les milieux révolutionnaires sont en émoi et les débats font rage sur l’attitude à adopter : faire barrage au fascisme dans les urnes ou conserver la pureté de sa ligne politique.
Certains appellent à ne donner aucune voix à Le Pen, voire à voter pour le président sortant, d’autres n’ont en bouche que le « Ni Le Pen ni Macron », tandis que des libertaires en profitent pour rappeler combien l’abstention pourrait être révolutionnaire en tant qu’outil de délégitimisation du pouvoir. Rien de bien nouveau sous le soleil politique, ces débats sont vieux comme le droit de vote…
Sauf que, cette fois, la candidate fasciste est réellement en mesure de gagner l’Élysée, prospérant sur la colère sociale née des politiques du président sortant et profitant de l’incroyable audience qu’a connue la haine xénophobe, antisémite et islamophobe dans certains grands médias. Cela a de quoi changer la donne et d’obliger les abstentionnistes révolutionnaires, notamment anarchistes, à faire un pas de côté, à sortir de la doctrine pour inviter au débat stratégique, loin des postures individuelles et identitaires.
L’abstentionnisme vaut bien l’électoralisme
L’anarchiste italien Camillo Berneri (1897-1937) parlait de « crétinisme abstentionniste » pour évoquer la rigidité observée par certains militants libertaires sur la question des élections et du vote. De fait, le dogme abstentionniste ne vaut pas mieux que le dogme électoraliste : l’un comme l’autre empêche de penser en termes stratégiques, c’est-à-dire en fonction des intérêts de notre classe. Les anarchistes qui s’épuisent tous les cinq ans dans des campagnes abstentionnistes ne valent pas beaucoup mieux que les militants qui courent pendant des mois à travers la France à la recherche de signatures pour des candidats anticapitalistes qui ne seront jamais élus. Les deux sont prisonniers du calendrier électoral et de la vie parlementaire, quand bien même certains disent vouloir les défaire.
Personne n’est dupe : l’émancipation intégrale des exploités et des dominés ne sortira jamais des élections parlementaires organisées par la démocratie bourgeoise. La révolution sociale, c’est-à-dire l’expropriation capitaliste par la grève générale et la construction d’un socialisme fédéraliste, ne viendra pas des Parlements, mais de notre capacité à bâtir l’autonomie ouvrière, à savoir une confédération syndicale de classe, organisée sur des bases industrielles, unifiée, débarrassée des carriérismes bureaucratiques – qu’ils se drapent de rouge vif ou des habits du réformisme bon teint. De ce point de vue, le grand jeu électoral qui vise à renouveler ou à conforter celles et ceux qui nous gouvernent n’a aucun intérêt : prendre ce pouvoir est illusoire, et, de toute façon, nous n’en voulons pas. Nous devrions donc observer à son égard une totale indifférence politique, laisser le train passer en le regardant, en se moquant des choix individuels que nous faisons à ces occasions : vote, vote blanc, abstention. Tout juste pouvons-nous en profiter pour imposer dans le débat nos revendications, la plupart des candidats se montrant, le temps de la campagne, particulièrement à l’écoute.
L’abstentionnisme doit s’effacer devant le vote antifasciste
Il existe néanmoins une situation dans laquelle une élection parlementaire ou présidentielle peut nécessiter que l’on s’y intéresse d’un peu plus près : quand le fascisme est en passe d’accéder au pouvoir. Le candidat du fascisme ne vaudra jamais celui d’un autre courant de l’échiquier politique : inutile de gloser, c’est le pire d’entre tous. Le fascisme, c’est la haine raciste et xénophobe institutionnalisée, la violence d’Etat poussée à son paroxysme, la division des exploités au service des intérêts capitalistes, la répression décomplexée des résistances du monde du travail, la destruction du tissu social, de nos organisations syndicales et associatives.
Et face au pire, nous ne pouvons nous résigner à regarder le train passer avec la satisfaction de garder intacte notre pureté de révolutionnaire. D’autant qu’il ne s’agirait que de pure hypocrisie, puisque, le jour de l’élection, nous croiserions les doigts pour que l’extrême droite soit battue, pour que les autres soient allés se salir les mains à notre place… Le militant révolutionnaire, a fortiori anarchiste, est un militant responsable devant sa classe, qui doit parfois faire des choix qui enfreignent ses convictions les plus fortes.
Le Pen incarne un danger supérieur
Aujourd’hui, en 2022, l’élection présidentielle nous « offre » un énième duel entre la candidate du fascisme et le représentant du libéralisme républicain. Ce n’est pas la première fois, cette séquence ayant commencé en 2002, avec l’arrivée au second tour de Le Pen père. Sauf que, cette fois, l’écart entre les deux candidats n’a jamais été aussi faible. Après cinq années de destruction méthodique des acquis sociaux, la colère est grande et souvent déboussolée. Le vote Le Pen prend alors des airs de vote-sanction contre le président sortant, tandis que l’abstention s’impose en solution de facilité pour ceux qui veulent sanctionner sans voter fasciste. Dans cette situation , le 24 avril au soir, rien ne nous permet de penser que l’élection présidentielle ne débouchera pas sur une victoire de l’extrême droite.
Qu’on se le dise, nous ne combattrons pas Le Pen comme nous pouvons combattre Macron. L’Etat de droit, même sérieusement abîmé et souvent dévoyé, garantit encore le droit de manifester et de faire grève. Avec Le Pen comme présidente, rien ne nous permet de dire qu’il en sera ainsi ; le Rassemblement national est un parti fasciste, qui ne se soucie pas de la légitimité du pouvoir et met donc au cœur de son projet politique un autoritarisme brutal, indispensable au maintien de l’ordre social d’un pays qu’il mettra à feu et à sang en répandant la haine et la division. Avec Le Pen au pouvoir, les organisations syndicales seront contestées et attaquées, voire dissoutes, pendant que des milices fascistes en roue libre s’en prendront impunément aux Bourses du travail et agresseront les cortèges de manifestants. Il suffit de voir le niveau de violence dont font preuve les groupuscules d’extrême droite ces derniers mois pour imaginer ce qui nous attend si leur candidate remporte l’investiture suprême.
La Ve République est taillée sur mesure pour le fascisme, les pouvoirs confiés au président sont énormes. On a vu combien les Assemblées sont inutiles quand il s’agit de faire passer des lois fortement contestées : il suffit de dissoudre ou, mieux, de recourir au 49.3 pour mépriser la « représentation nationale ».
Retrouver le débat stratégique, faire renaître la coutume ouvrière
Prendre le risque de voir le fascisme débouler à l’Élysée au nom de la préservation de son idéal révolutionnaire est irresponsable et dangereux. En cas de victoire des fascistes, ledit idéal serait piétiné et, surtout, bien en peine de résister. Car le fond du problème est là : face au fascisme, l’abstentionnisme révolutionnaire pourrait avoir du sens s’il était porté par un mouvement de classe réel, solide, organisé, susceptible de bloquer le processus électoral et de dégager les deux serviteurs de la bourgeoisie, mais il n’en est rien. Le mouvement de classe est dans un état de faiblesse inquiétant, nos organisations syndicales ne sont pas en mesure d’organiser demain une riposte d’ampleur contre Macron, et encore moins contre Le Pen.
Nous sommes divisés, éparpillés, enlisés dans l’institutionnel, et parfois parasités par des guerres bureaucratiques déconnectées de l’urgence actuelle. Ce n’est pas une fatalité, le mouvement de classe peut se régénérer et nos organisations aussi. Mais ça ne se fera pas en une semaine… Nous avons fui le débat stratégique pendant des dizaines d’années au profit de logiques « identitaires » et affinitaires héritées de la culture de la gauche, alors la tâche qui nous attend aujourd’hui est énorme. Il s’agit de recréer de la sociabilité dans notre classe, de faire renaître une coutume ouvrière, de former une contre-société, car c’est de ces ferments profonds de la résistance que jaillira notre capacité politique à casser le vote fasciste et à faire la révolution. Attelons-nous-y ! Et, entre-temps, dimanche 24 avril, votons antifasciste, votons Macron. Ça fait mal de l’écrire, ça fera mal dans l’isoloir, mais ce sera toujours moins douloureux que l’arrivée du fascisme au pouvoir. Nous nous le devons, à nous-mêmes et surtout à tous ceux qui, demain, subiraient en premier, avec une violence inouïe, la politique raciste, xénophobe, antisémite et islamophobe du Rassemblement national.
Guillaume Goutte