Le visage masqué par un turban calligraphié, une silhouette noire brandit un objet dont la clarté métallique étincelle au-dessus de sa tête. On n’est pas devant une vidéo d’exécution de l’État islamique mais face à Taqbir, un groupe de punk hardcore marocain dont j’ai rencontré la chanteuse l’été passé sous un pont d’autoroute à Toulouse. Des potes qu’on avait en commun y organisaient l’Intense Été, festival de punk clandestin qui fut hélas empêché par les autorités locales avant de se voir délocalisé sur une petite place du quartier de la Patte d’Oie où, le même soir, un homme s’était fait poignarder à la gorge dans une rixe.
C’est dans cette ambiance moite et fiévreuse que j’ai échangé avec elle, sans savoir qui c’était. Il me reste peu de souvenirs de ce premier contact mis à part la générale impression de sympathie qu’elle m’avait donnée – impression que je n’ai tardé à partager avec mon ami organisateur qui m’a alors révélé qu’il s’agissait de la chanteuse du groupe qui m’obsédait depuis des mois.
Enveloppé d’une aura de mystère, le premier et unique album de Taqbir, Victory Belongs to those who fight for a right cause, m’avait fait fantasmer. À qui appartenait cette voix juvénile qui tombait avec précision sur le staccato furioso des rafales de basse et qui semblait aussi énervée que joyeuse ? On ne trouve que peu d’éléments sur elle sur internet. Mais une seule chose est certaine : son identité ainsi que celle des quatre membres de son groupuscule doivent rester secrètes.
Je l’ai retrouvée à Bruxelles cette fois, à l’Ancienne Belgique, pendant le festival BRDCST, durant lequel Taqbir a joué trois soirs de suite.
VICE : C’est qui les ennemis de Taqbir ?
Taqbir : Je dirais qu’on pourrait résumer tous les ennemis de Taqbir en une figure : celle de l’autorité qui te dit comment te comporter. Que ce soit l’autorité du père ou celle du grand-frère, de la religion, du bon goût ou encore du politiquement correct, Taqbir leur réserve sa semelle vengeresse. Je veux avoir le droit de me foutre de ce qu’on pensera de moi, d’un côté du prisme politico-religieux comme de l’autre. Et tant pis si on me traite de fille impure, de pute, d’islamophobe ou de nazi.
Tu t’en fous vraiment ?
En tant que fille marocaine qui a subi une éducation rigoriste, je revendique mon droit au blasphème. Il y a quelque chose de cathartique, qui participe d’une sorte d’empowerment, à déplacer ces symboles lourds et oppressants sur une scène où je suis libre et où je m’amuse.
Comment tu gères les critiques, qu’elles viennent de la communauté musulmane ou des gens de gauche qui trouvent que t’apportes de l’eau au moulin de la droite identitaire et islamophobe ?
Je m’en fous. Je sais qui je suis et de toute façon c’est complètement absurde. Y’a une schizophrénie du côté de la gauche qui ne veut plus admettre la critique de la religion dès lors qu’on parle d’une communauté opprimée, même si cette religion est intrinsèquement homophobe, misogyne et intolérante – comme le sont à peu près toutes les religions à mon avis. Tout le monde a le droit de croire à ce qu’il ou elle veut tant qu’on laisse les autres tranquilles.
Je suis contre la religion en tant qu’organisation. Je vois pas pourquoi je devrais taire ma colère contre une religion qui m’a étouffée toute ma jeunesse. D’ailleurs, est-ce que ce n’est pas historiquement un combat de gauche de lutter contre une organisation patriarcale qui opprime et maintient les peuples dans l’ignorance ? La vie est trop courte pour baser son comportement sur des règles imposées par des êtres imaginaires. La morale religieuse c’est aussi quelque chose à déconstruire. Avec Taqbir, j’envoie tout chier : le racisme, l’homophobie, la religion et le politiquement correct.
C’est pour ça que vous vous permettez un style sur scène qui rappelle les images traumatisantes de l’État islamique ?
De l’État islamique, de Boko Haram, des frères musulmans et de tout groupe islamiste en vérité. Nos looks répondent à deux exigences : la première concerne ce jeu avec les symboles « populaires » de l’Islam qui frappent tout le monde, et la deuxième c’est de garantir notre anonymat et notre sécurité. On est un groupe de punk avant tout. La provocation est l’essence du punk. J’ai clairement des comptes à régler avec la religion et c’est par la musique et l’esthétique du groupe que je le fais.
Sans parler de la pochette du projet…
Oui, je suis très fière de cette pochette ! C’est une vraie œuvre d’art. On y voit une burqa à clous, une combat-shoe qui écrase la gueule d’un barbu et une boule de démolition qui abat la Kaaba avec des cadavres de pèlerins tout autour. Ça traduit le fantasme que la peur passe de l’autre côté. J’ai passé ma vie à avoir peur des hommes de ma communauté. Le harcèlement des femmes était tout à fait normalisé chez nous. Il était normal de me dire quoi porter, comment me comporter, qui voir, qui ne pas voir, etc. Avec cette pochette, je retourne la peur. C’est moi qui fais trembler les représentants de la religion. Tu comprends, du coup, pourquoi on joue voilé·es ?
Tu reçois des menaces ?
Pour le moment, on a eu de la chance. Mis à part cet incident à Copenhague : on jouait un soir et, alors qu’on se préparait dans les loges, un mec de l’orga est venu nous voir pour nous demander si on avait invité des amis en backstage. Y’avait en fait un groupe de mecs qui prétendaient qu’on les y avait autorisés et qui « tenaient beaucoup à nous rencontrer ». Je pense que c’était surtout de l’intimidation mais je sais pas ce qui se serait passé s’ils avaient pu passer.
Et ta famille est au courant de tes activités artistiques ?
Non, pas du tout. Ma famille est très conservatrice. Comme pour beaucoup de filles ou de garçons qui sont aussi dans mon cas, quitter l’Islam veut dire quitter sa famille et toute sa communauté. C’est pour ça que c’est si dur. En plus, chez les musulman·es rigoristes, la famille et la communauté c’est tout. Quitter l’Islam c’est un peu comme l’excommunication au Moyen-Âge chez les chrétien·nes. On se retrouve seul·e.
Par exemple, quand j’étais petite, j’avais un lecteur MP3 et je n’avais le droit d’écouter que le Coran. Mon père faisait des inspections. Il prenait mes écouteurs et vérifiait toujours ce que j’écoutais, parce que la musique c’est haram et ça mène à l’enfer. Écouter du punk c’était donc haramissime et en jouer, en mobilisant des symboles sacrés, alors là je te dis pas !
D’ailleurs, pour les gens qui ne comprennent pas le darija, ou arabe marocain, de quoi parlent tes chansons ?
D’empowerment. Ça a encore à voir avec la peur qui passe de l’autre côté. Dans Aisha Qandisha (créature de la mythologie marocaine qui séduisent les hommes pour les manger, NDLR), je m’adresse aux hommes en leur disant que je vais les trouver, dans les rues sombres, qu’ils n’auront nulle part où se cacher et que c’est à leur tour d’avoir peur. Ce mythe d’Aisha Qandisha, c’est un peu le mythe de la sirène, de la succube ou des vagina dentata. Des mythes inventés par des hommes qui ont peur et qu’on retrouve dans presque toutes les cultures.
Une autre peur de ces hommes, c’est que les femmes leurs répondent. Le premier morceau de l’album c’est sma3, qui veut dire « écoute ». Je porte ce que je veux, je me tatoue ce que je veux où je veux et mêle-toi de tes affaires. C’est un peu la même chose dans Al-zuki Akbar. « Al-zuki » veut dire « mon cul », et « Akbar »… je pense que tu sais ! Ça parle du fait que quoi qu’on fasse, quoi qu’on porte, nous les femmes, on ne sera jamais respectables, que cette injonction à la pureté est ce par quoi les hommes nous contrôlent. Cette chanson, elle dit : « Ouais j’ai un gros cul, et je porterai ce que je veux ». Ces morceaux, malgré leur humour ou leur provocation, sont en fait le résultat de beaucoup de souffrances.
Comment une nana issue d’une famille tradi musulmane est rentrée en contact avec la scène punk ?
C’est arrivé petit à petit. Quand j’étais petite, on a eu des stages de danse avec l’école. De là, j’ai découvert la musique noire-américaine et j’ai tout de suite accroché. Je venais d’un tel désert culturel que ça m’est apparu comme une oasis. J’ai commencé à en écouter de plus en plus et à élargir le champ. À l’adolescence, comme beaucoup de gosses, j’ai découvert le punk. Ça m’a plu pour l’énergie mais je trouvais ça trop négatif. No Future, ça avait été toute ma vie jusque-là et pour moi c’était ni cool ni marrant. J’avais besoin de nouvelles valeurs, de croire en quelque chose de positif. Le punk hardcore a cette dimension-là. C’est pas nihiliste. C’est porteur de colère mais de colère constructive. J’ai eu assez de destruction et de dark dans ma vie pour en rajouter une couche.
T’as quand même quitté un monde très dominé par les mecs pour entrer dans un autre.
Oui, le punk – et encore plus le hardcore – est tout à fait dominé par les hommes, encore aujourd’hui. On est tout le temps jugées et sexualisées. Si on vient aux concerts c’est pour faire les groupies, pour se taper tel ou tel membre du groupe, pas parce qu’on aime la musique. On voit très peu de filles sur scène alors que des groupes de filles, il y en a. S’il n’y en avait pas, je dirais rien mais y’en a plein. Heureusement ça change, même si c’est trop lent. On commence à voir les mentalités évoluer et à voir plus de femmes et de « minorités » derrière les micros.
Quand on parle de filles dans le punk et de critique de la religion on pense aux Pussy Riots. C’est une référence pour toi ?
Non. Je trouve ça super ce que ces filles ont fait et le courage qu’elles ont eu, mais la différence avec moi, c’est que je veux pas que Taqbir soit un mouvement politique. J’ai pas de programme ou de revendication. À part qu’on me laisse vivre ma vie comme je l’entends, porter ce que je veux et baiser avec qui je veux. C’est un peu les paroles des chansons de midinettes des années 1960 style Lesley Gore quand on y pense. Ça devrait pas être un projet politique.
Nicolas Dykmans