Jamais un parti d’extrême droite n’a été si près du pouvoir depuis la fin du régime de Vichy. Le Rassemblement national a pu pour cela compter sur le jeu dangereux des gouvernements précédents. Doit-on croire encore ces derniers lorsqu’ils avancent que l’exercice du pouvoir décrédibiliserait le parti et ses idées ? Certainement pas. Dans un livre sobrement intitulé L’Antifascisme, réédité en poche chez Lux, l’historien Mark Bray aborde cinq points primordiaux au sujet de l’ascension du fascisme. Et il nous met en garde : « Le fascisme n’a pas gagné les hautes sphères du pouvoir en enfonçant les portes, il a poliment convaincu le gardien de les ouvrir. »
1. Les révolutions fascistes n’ont jamais abouti. Les fascistes ont gagné le pouvoir légalement.
Avant toute chose, des faits primordiaux : la marche sur Rome de Mussolini était uniquement un spectacle destiné à légitimer son invitation à former un gouvernement. Le putsch de la Brasserie de Hitler, en 1923, avait lamentablement échoué. Hitler a fini par prendre le pouvoir quand le président Hindenburg l’a nommé chancelier. Le Parlement a voté la loi qui lui conférait les pleins pouvoirs. Pour les antifascistes militants, ces faits historiques jettent le doute sur la tactique libérale de lutte contre le fascisme. Celle-ci enjoint principalement à croire au débat raisonné qui annihilerait les idées fascistes, à la police qui materait la violence fasciste et aux institutions parlementaires qui empêcheraient les prises de pouvoir des fascistes. Cette tactique a sans aucun doute déjà fonctionné. Mais elle a aussi, sans aucun doute là encore, déjà échoué. Le fascisme et le nazisme ont été perçus comme des appels émotionnels et irrationnels ancrés dans les promesses masculines du renouveau de la vigueur nationale. L’argumentation politique est toujours nécessaire pour attirer la base populaire potentielle du fascisme, mais son efficacité disparaît dès qu’elle se frotte à des idéologies qui refusent tout débat rationnel. La rationalité n’a arrêté ni les nazis ni les fascistes. La raison est encore indispensable, mais elle ne suffit malheureusement pas d’un point de vue antifasciste.
Ainsi n’est-il pas surprenant que l’histoire nous montre l’inefficience du gouvernement parlementaire comme rempart au fascisme. À l’inverse, il lui a déroulé le tapis rouge à plusieurs reprises. Quand les élites politiques et économiques de l’entre-deux-guerres se sont senties trop menacées par la révolution, elles se sont tournées vers des figures comme Mussolini et Hitler, pour écraser sans pitié l’opposition et protéger la propriété privée. Ce serait une erreur de réduire entièrement le fascisme à un ultime recours pour sauver le système capitaliste en péril, mais cet élément a joué un rôle central et déterminant dans son destin. Quand les dirigeants autoritaires de l’entre-deux-guerres se sont sentis moins menacés, ils ont immédiatement imposé des politiques fascisantes. Pour la plupart des révolutionnaires, cela prouve que l’antifascisme ne peut être qu’anticapitaliste. Aussi longtemps que le capitalisme continuera d’alimenter la lutte des classes, affirment-ils, la tentation du fascisme pour mater les révoltes populaires sera toujours tapie dans l’ombre.
Quant à l’opposition de la police à la violence fasciste, même si la police a parfois arrêté et persécuté des fascistes, l’Histoire montre plutôt qu’elle est, avec l’armée, la plus empressée à « rétablir l’ordre ». Des études indiquent que de nombreux policiers ont voté pour Aube dorée et le FN/RN ces dernières années. Aux États-Unis, il est clair que beaucoup de policiers ont accueilli Trump comme le président des « vies bleues [qui] comptent » (Blue Lives Matter), celui qui autorisera les forces de l’ordre à harceler et assassiner impunément les communautés de couleur. Récemment, on a découvert que le FBI enquêtait sur l’infiltration des suprémacistes blancs dans les forces de l’ordre, et que les résultats sont (sans surprise) alarmants. De plus, la composition de la police et son histoire (elle s’est créée à partir des patrouilles esclavagistes au Sud et de l’opposition au mouvement ouvrier au Nord) nous donnent un aperçu de son rôle dans ce système de « justice » suprémaciste.
Tout cela pour dire que les défaites successives des révoltes fascistes n’atténuent pas les risques d’une insurrection fasciste. La « stratégie de la tension » fasciste en Italie, le développement du concept individuel de « résistance sans chef » que promeut le dirigeant américain du Ku Klux Klan, Louis Beam, et la lutte armée fasciste qui s’est répandue des deux côtés du conflit ukrainien d’Euromaïdan attestent du danger matériel que représente la violence fasciste insurrectionnelle. Mais le fascisme n’a pas gagné les hautes sphères du pouvoir en enfonçant les portes, il a poliment convaincu le gardien de les ouvrir.
2. À des degrés divers, de nombreux dirigeants et théoriciens antifascistes de l’entre-deux-guerres considéraient le fascisme comme une simple variante des idées contre-révolutionnaires traditionnelles. Ils ne l’ont pas suffisamment pris au sérieux avant qu’il ne soit trop tard.
À chaque révolution, sa contre-révolution. Pour chaque prise de la Bastille, il y a eu un Thermidor. Après la Commune de Paris, des centaines de personnes ont été exécutées et des milliers emprisonnées et déportées. Plus de 5 000 prisonniers politiques ont été exécutés et 38 000 emprisonnés après la révolution russe avortée de 1905, et 390 pogroms antisémites ont provoqué la mort de plus de 3 000 personnes. La violence de la réaction n’a épargné ni les radicaux européens ni les minorités ethniques. Pourtant, le fascisme représentait une nouveauté. Les innovations idéologiques, technologiques et bureaucratiques fascistes ont réintroduit en Europe l’impérialisme, le génocide et les guerres d’extermination qu’elle avait exportés dans le monde. On ne s’en étonnera pas, de nombreux observateurs de gauche ont associé le fascisme aux forces contre-révolutionnaires existantes. Selon la Fédération des travailleurs socialistes, les fascistes italiens étaient « au sens le plus strict une Garde blanche » — ils se référaient là aux contre-révolutionnaires de la Révolution russe. Le Parti communiste de Grande-Bretagne les appelait les « Black and Tans italiens », évoquant par là les forces contre-révolutionnaires britanniques de la guerre d’indépendance irlandaise. Dans les années 1920, des marxistes ont repris les analyses du communiste hongrois Georg Lukács sur la « terreur blanche » pour dire que les squadristi de Mussolini étaient simplement un rempart de la classe dirigeante sans idéologie.
D’un autre côté, les observateurs ont été nombreux à souligner les spécificités du fascisme. Ils ont reconnu la nouveauté de son nationalisme flirtant avec le socialisme et de son élitisme populiste. Ils ont remarqué comment des groupes auparavant antagonistes, comme les propriétaires terriens et les capitalistes bourgeois, formaient dorénavant un mouvement contre-révolutionnaire unifié. L’analyse marxiste des dynamiques de classes sous-jacentes au fascisme a mis au jour les éléments de cette nouvelle doctrine déconcertante que les observateurs centristes n’avaient pas saisis. Elle a tenté par ailleurs de circonscrire le danger potentiel du fascisme aux limites de son prétendu rôle de garde du corps de la classe dirigeante. Par conséquent, des marxistes — et d’autres — n’ont pas réussi à anticiper la portée que sa violence aurait au-delà de la « nécessaire » sauvegarde de l’entreprise capitaliste. Le fascisme de l’entre-deux-guerres s’est surtout répandu parmi les classes moyennes, soutenu par les classes supérieures, mais cette idéologie a aussi reçu le soutien de la classe ouvrière — ce que les marxistes n’ont compris que tardivement.
Beaucoup de politiciens socialistes et communistes ont gouverné comme si la disparition de leurs mouvements n’entrait pas en ligne de compte. Les socialistes italiens ont ainsi signé le pacte de pacification avec Mussolini en 1921, et ni eux ni les communistes n’ont pensé que son arrivée au pouvoir représentait autre chose qu’un balancement vers la droite du mouvement pendulaire implacable du parlementarisme bourgeois. Ainsi n’étaient-ils pas si différents de la majorité socialiste espagnole qui avait collaboré avec le gouvernement militaire fascisant de Primo de Rivera dans les années 1920. En Allemagne, les communistes ont cru que le fascisme était déjà arrivé quand les « gouvernements présidentiels » du début des années 1930 ont commencé à gouverner par décrets. Pourtant, ni les prétendus « gouvernements présidentiels » fascistes ni la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier n’ont convaincu la direction du parti qu’elle faisait face à une menace existentielle. Pour elle, le fascisme n’appelait pas à une résistance par tous les moyens, il fallait être patient. Leur slogan était : « Hitler d’abord, puis nous ensuite. » Au tournant du siècle, les militants de gauche avaient des raisons de s’attendre à ce que les périodes de répression soient cycliques. Le fascisme a changé les règles du jeu.
La première prise de conscience de l’essence du péril fasciste a lieu avec le « soulèvement de février » 1934, quand les socialistes autrichiens répliquent aux attaques sur les centres socialistes menées par le chancelier Dollfuss (mais commandées par Mussolini). Le soulèvement est brutalement réprimé — 200 personnes trouvent la mort, 300 sont blessées et le parti est interdit. Mais leur bravoure va inspirer les mineurs socialistes espagnols qui vont se rebeller la même année dans les Asturies. Leur slogan était : « Plutôt Vienne que Berlin », là où personne ne s’était opposé par la force à la prise du pouvoir par Hitler. Quand la guerre civile espagnole éclate, on a largement compris que l’antifascisme était une lutte désespérée contre l’extermination.
La tendance des théoriciens et des politiciens de gauche à conceptualiser à l’excès le fascisme comme une contre-révolution traditionnelle a fait obstacle à la capacité d’adaptation de la gauche à la nouvelle menace. Puisque la forme de la résistance doit constamment s’ajuster à ce qui est combattu, il revient aux antifascistes de réévaluer sans arrêt leurs arsenaux théorique, stratégique et tactique, pour répondre aux virages de l’idéologie et de la praxis de leurs adversaires d’extrême droite. Matthew N. Lyons met cette leçon en pratique en critiquant les auteurs qui affirment qu’on pourrait simplement qualifier l’alt-right [courant de l’extrême droite américaine, ndlr] de néo-nazie. Si certains sont bien entendu des néonazis, Lyons pense que cela « contient l’idée malheureuse que tous les suprémacistes blancs sont pareils […], que nous n’avons pas besoin de comprendre notre ennemi ». Concevoir leurs ennemis dans des termes dépassés a coûté cher aux antifascistes de l’entre-deux-guerres. L’évolution de l’extrême droite, plus nous nous éloignons du XXe siècle, pourrait même demander de transcender entièrement le cadre conceptuel du fascisme.
Les antifascistes doivent en développer une compréhension claire et précise. Mais pour se saisir de la nature robuste et flexible des idées antifascistes, il faut étudier la relation entre deux registres de l’antifascisme : l’analytique et le moral. Le registre analytique consiste à mobiliser des définitions et des interprétations du fascisme historiquement construites et, à partir de là, à concevoir une stratégie antifasciste adaptée aux défis idéologiques que posent les mouvements et les groupes fascistes. Des méthodes de lutte contre des groupes néonazis n’auraient guère de sens si elles étaient appliquées à d’autres formations d’extrême droite. Comprendre leurs différences devrait influer sur les choix stratégiques et tactiques. Le registre moral provient du pouvoir rhétorique de l’épithète « fasciste » — traiter quelqu’un ou quelque chose de fasciste — dans la période d’après-guerre. Il intervient quand l’analyse antifasciste s’applique à un phénomène qui n’est pas forcément fasciste techniquement parlant, mais fascisant. Par exemple, les Black Panthers avaient-ils tort de traiter les flics qui tuaient des Noirs en toute impunité de « porcs fascistes », alors qu’ils n’avaient pas forcément de convictions fascistes et que le gouvernement américain n’était pas littéralement fasciste ? Lors d’une manifestation à Madrid, j’ai vu un drapeau arc en-ciel avec ce slogan écrit dessus : « L’homophobie, c’est du fascisme. » L’existence de fascistes non homophobes invalide-t-elle l’argument ? Les guérillas qui ont combattu Franco en Espagne ou Pinochet au Chili avaient-elles tort de considérer leurs luttes comme « antifascistes » alors que, selon la plupart des historiens, ces régimes n’étaient pas exactement fascistes ?
Comme nous l’avons dit, il faut scrupuleusement étudier chacun de ces cas — et beaucoup d’autres — pour élaborer une analyse rigoureuse. Mais le registre moral de l’antifascisme permet de comprendre comment le « fascisme » est devenu un signifiant moral. Ceux qui luttent contre un ensemble d’oppressions l’ont utilisé pour souligner la férocité de leurs opposants politiques et les éléments de continuité qu’ils partagent avec le vrai fascisme. L’Espagne de Franco relevait peut-être plus d’un régime militaire catholique traditionaliste que du fascisme à proprement parler, mais ces différences importaient peu pour ceux que la Guardia Civil traquait. Définir le fascisme crée un flou entre ces deux registres. Le registre analytique contient une critique morale, tout comme le registre moral comporte une analyse approximative de la relation entre une source donnée d’oppression et le fascisme. Peut-être l’épithète « fasciste » perd-il de son pouvoir si on l’emploie à outrance, c’est vrai, mais un élément fondamental de l’antifascisme reste l’organisation contre les idées fascistes et fascisantes, en solidarité avec toutes celles et tous ceux qui souffrent et qui luttent. Les questions de définition doivent influencer nos stratégies et nos tactiques, pas infléchir notre solidarité.
3. Pour des raisons idéologiques et partisanes, les dirigeants socialistes et communistes ont souvent été plus lents que leur base à prendre la juste mesure de la menace du fascisme, et encore plus lents à promouvoir des réponses antifascistes militantes.
[D]e nombreux socialistes et communistes ont d’abord considéré le fascisme comme une contre-révolution traditionnelle, ce qui les a poussés à s’affronter entre eux. Les deux groupes raisonnaient de la même façon : s’ils pouvaient rallier le prolétariat sous leur bannière, peu importeraient alors les obstacles qu’ils rencontreraient à droite. Ainsi, en Italie dans les années 1920, pour cheminer encore sur la voie légaliste de l’élection, et contrairement à certains militants de base, la direction du parti ne s’engage pas dans les Arditi del popolo afin de combattre les Chemises noires. Quand cette route sera définitivement bloquée, le parti devra lutter pour changer de cap.
Il en est allé ainsi en Allemagne. Les socialistes adhèrent à une course uniquement légaliste dans les années 1920–1930, malgré le malaise grandissant de sa base. Les socialistes du Reichsbanner, et plus tard du Front de fer, ont beau promouvoir des mesures plus musclées, l’appareil léthargique du parti est bien mal équipé pour envisager des stratégies nouvelles. La base du socialisme autrichien se démène elle aussi pour convaincre sa direction d’adopter une autodéfense militante contre l’assaut de l’extrême droite. En Grande-Bretagne, des membres du Parti travailliste et du Trades Union Congress combattent les fascistes dans les rues, en dépit des remontrances de leur direction. Celle-ci condamne même ceux qui ont participé à la bataille de Cable Street et refuse de soutenir ceux qui rejoignent les Brigades internationales en Espagne. L’historien Larry Ceplair affirme que les sociaux-démocrates « jouèrent le jeu parlementaire trop longtemps, et leurs dirigeants devinrent idéologiquement et psychologiquement incapables d’organiser, d’ordonner, voire même d’approuver, la résistance armée ou la révolution préventive ».
Pourtant, beaucoup de socialistes, bien moins encombrés d’idéologie légaliste et d’ambitions électorales, semblent avoir été sensibles au changement de conditions sur le terrain et bien plus enclins à combattre le fascisme. Au début des années 1920, l’Internationale communiste croyait que la tâche la plus urgente pour la révolution était de distinguer clairement et radicalement le marxisme-léninisme de la social-démocratie pour diriger l’insurrection qui couvait sur le continent. Cet objectif est revenu sur le devant de la scène au début de la « troisième période » du Komintern en 1928. Le modèle d’organisation léniniste du « centralisme démocratique » exigeait une hiérarchie disciplinée, partant du Komintern à Moscou vers les partis nationaux, puis les branches régionales et les groupes locaux. Ce modèle a permis au mouvement communiste international d’agir au diapason par-delà de vastes territoires, mais cela signifiait aussi que les querelles intestines au sein de l’élite du parti à Moscou avaient des répercussions sur les politiques locales. La ligne « social-fasciste » n’est qu’un exemple parmi d’autres. Beaucoup de dirigeants nationaux l’ont adoptée à contrecœur et abandonnée avec empressement lors du changement de politique du Komintern en 1935, avec l’adoption du Front populaire. Les communistes et les socialistes de la base ne se détestaient généralement pas autant que leurs dirigeants respectifs. Des tentatives d’alliance par le bas entre socialistes et communistes ont eu lieu en France et en Autriche, par exemple. Tout cela révèle les inconvénients d’une organisation hiérarchique.
4. Le fascisme vole à la gauche son idéologie, ses stratégies, son imagerie et sa culture.
Le fascisme et le nazisme proviennent du désir de libérer le nationalisme, le libéralisme et la masculinité de la bourgeoisie capitaliste « décadente » à la tête des gouvernements italien et allemand, d’une part, et de s’emparer des idées collectivistes populaires de la gauche socialiste « dégénérée », d’autre part. Avant même que Hitler prenne le pouvoir, le NSDAP s’est mis à teindre ses drapeaux et ses affiches en rouge et ses membres s’appelaient « camarades » entre eux. Ce qui a produit des paradoxes idéologiques irrationnels, comme le « syndicalisme national » et le « national-socialisme ». Une fois au pouvoir, les partis nazi et fasciste vont se défaire de leurs membres « de gauche », proches des élites économiques. La rhétorique d’un populisme à destination de la classe ouvrière alliée au nationalisme a joué un rôle fondamental pour y parvenir.
Les nazis créent leurs propres ressources de travail pour employer les chômeurs, en profitant de leurs bonnes relations avec les industriels. D’une certaine façon, il s’agit d’une variante de la collaboration de classe des syndicats pour obtenir une porte d’entrée vers l’emploi dans l’industrie. Les tavernes nazies des SA sont aussi construites sur le modèle des tavernes socialistes du XIXe siècle. Les nazis fournissent également de la nourriture gratuite et des hébergements à leurs partisans au cœur de la Grande Dépression — ce qui marque une distinction claire avec les conservateurs traditionnels qui dédaignaient les pauvres et les chômeurs, contribuant à l’occasion à des œuvres charitables apolitiques et religieuses. Ce modèle de la charité politique d’extrême droite est repris par Aube dorée en Grèce, CasaPound en Italie, Hogar Social à Madrid, la British National Action en Grande-Bretagne et le Bastion social en France, mais on ne donne de la nourriture et des provisions qu’aux « Blancs ». Les militants de CasaPound commencent à imiter les squatteurs autonomes en occupant des bâtiments abandonnés. Hogar Social agit de la même façon et, surtout, organise une opposition aux expulsions des Espagnols « de souche », tentant ainsi de tirer profit du mouvement de gauche pour le droit au logement très fort dans le pays.
Plus largement, les fascistes d’après-guerre ont continué de se tourner vers la gauche révolutionnaire pour des idées de stratégie. Les fascistes de la « troisième position » tentent d’appliquer les théories maoïstes de la révolution tiers-mondiste afin de « libérer l’Europe » des « non-Européens ». Dans les années 1980, une faction de la Troisième Voie française essaie d’user d’une « stratégie trotskiste » pour noyauter le FN. Des fascistes ukrainiens cherchent à s’approprier l’histoire de l’anarchiste Nestor Makhno, et les fascistes espagnols de Bases Autónomas chantent les louanges de l’anarchiste Buenaventura Durruti.
Des fascistes européens ont même tenté, depuis la fin des années 1980, et surtout dans les années 2000, d’imiter la tactique des autonomes allemands, le black bloc. Ces « autonomes nationalistes » habillés en noir, qui brandissent parfois des drapeaux antifas avec des slogans nazis ou portent des keffiehs, ont tenté d’imiter l’attrait de la gauche radicale en s’opposant à l’anticapitalisme, à l’antimilitarisme et à l’antisionisme en Allemagne, en Grèce, en République tchèque, en Pologne, en Ukraine, en Angleterre, en Roumanie, en Suède, en Bulgarie et aux Pays-Bas. Cette tendance s’est atténuée en Europe de l’Ouest à partir de 2013. Le « national-anarchisme » est une autre variation sur le même thème. Les « national-anarchistes » usurpent le concept anarchiste de l’autonomie pour promouvoir des « enclaves ethniques » séparées et homogènes — des pays seulement pour les Blancs. On pourrait citer bien d’autres exemples, mais ceux-ci suffisent à montrer à quel point l’antifascisme ne consiste pas seulement à affronter les fascistes, mais aussi à se protéger contre le fascisme rampant. Ils montrent aussi l’importance de l’idéologie de gauche. Sans établir comment ils peuvent s’accorder, des concepts comme l’autonomie, la libération nationale, voire le socialisme, des tactiques comme le squat, la distribution de nourriture ou les black blocs peuvent être récupérés sous nos yeux.
5. Le fascisme n’a pas besoin de beaucoup de fascistes pour advenir.
En 1919, les fasci de Mussolini n’étaient que quelques centaines. Quand on nomme Mussolini premier ministre en 1922, seuls 7 % à 8 % de la population italienne et 35 parlementaires sur 500 appartiennent au parti fasciste. Le NSDAP ne compte que 54 membres quand Hitler prononce son premier discours après la Première Guerre mondiale. Tandis qu’on le nomme chancelier en 1933, seul 1,33 % de la population appartient au parti. En Europe, des partis fascistes embryonnaires sont devenus des partis de masse. Plus récemment, après la crise financière de 2008 et la vague d’immigration, le succès électoral de nombreux partis fascisants, autrefois microscopiques, témoigne de l’avènement potentiel très rapide de l’extrême droite quand les conditions sont réunies.
Ces partis ont grossi, puis ces régimes ont consolidé leur pouvoir en gagnant le soutien des élites conservatrices, des industriels inquiets, des petits commerçants aliénés, des nationalistes au chômage, etc. Les récits triomphalistes d’après-guerre sur la résistance ont peut-être nié que si les idéologues fascistes les plus fervents ont bien soutenu des personnages comme Mussolini et Hitler, une large assise populaire a permis à ces régimes d’exister. Par là, ils obstruent notre compréhension de ce qu’être nazi ou fasciste dans les années 1930 voulait dire. En ce sens, le fascisme n’a pas eu besoin de beaucoup de fascistes. Ce que je veux dire par là, c’est qu’avant de parvenir à un tel soutien populaire, les fascistes et les nazis n’étaient rien d’autre que de petits groupes d’idéologues. Il ne faut pas non plus oublier que si Mussolini a pu rassembler une bande de truands — une centaine d’anciens combattants amers et de socialistes nationalistes bizarres — et que Hitler a pu combattre pour la direction du minuscule NSDAP, c’est parce que l’Italie et l’Allemagne étaient au bord de la révolution sociale. La gauche n’avait aucune raison de s’intéresser à l’un ou l’autre de ces mouvements. Ces groupes minuscules ne pouvaient être plus insignifiants.
Étant donné ce que les anarchistes, les communistes et les socialistes savaient à l’époque, rien ne justifiait qu’ils y dévouent du temps et de l’attention. Mais on ne peut s’empêcher de se demander ce qui serait arrivé s’ils l’avaient fait. Il est impossible de répondre à cette question, et trop en parler met de côté les facteurs sociaux plus larges qui fondent le fascisme. Pour autant, les antifascistes ont conclu que, dans la mesure où le futur reste à écrire, et que le fascisme émerge souvent de petits groupes marginaux, tous les groupes fascistes ou suprémacistes blancs devaient être traités comme s’il s’agissait de la centaine de fasci mussoliniens ou des 54 membres du NSDAP. L’ironie tragique de l’antifascisme contemporain est que plus il réussit, plus on remet en question sa raison d’être. Ses plus grands succès errent dans des limbes hypothétiques : combien de mouvements fascistes meurtriers ont été tués dans l’œuf durant ces soixante-dix dernières années par des groupes antifas, avant que leur violence ne puisse se répandre ? Nous ne le saurons jamais — et c’est tant mieux.