Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE, NI CHARLIE !

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" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Des Juifs trahis par leur France 1939-1944
Article mis en ligne le 25 juillet 2024
dernière modification le 14 juillet 2024

par siksatnam

Dans ce « livre-abri » (p.17), Annette Becker analyse l’arrachement mais aussi les vies et les destins brisés de l’artiste Otto Freundlich, des victimes de la « rafles des notables » (parmi lesquelles le grand-oncle de l’historienne), ainsi que des cinquante-quatre Juifs étrangers qui furent emprisonnés le 12 mai 1944 dans les Basses-Alpes, au camp de Reillanne.

Dans son introduction, Annette Becker précise que « ce livre est fait d’arrachements : aux êtres qu’on aime, à son toit (…), aux animaux domestiques, aux objets intimes (…). » Il s’agit, en effet, ici, de parler de l’intime, d’aller au plus près des témoignages afin de tenter de comprendre, du mieux que nous le pouvons, les difficultés, l’indignité et l’inhumanité que les victimes ont subies.

« Je veux essayer de me faire naturaliser en France où j’ai trouvé depuis longtemps ma patrie de prédilection et où je suis très étroitement lié à la vie artistique ». Otto Freundlich à Hedwig Muschg (p.49)

Artiste de talent (mais, malheureusement, symbole des arts dégénérés pour les nazis), Otto Freundlich avait, avec sa compagne Jeanne Kosnick-Kloss trouvé refuge en France dès 1933. Côtoyant le microcosme artistique parisien, ils s’étaient liés d’amitié avec Pablo Picasso ou Georges Braque mais aussi avec des galeristes comme Jeanne Bucher et Berthe Weill. Ils aimaient la France, patrie des Lumières et des droits de l’Homme, s’y sentaient en sécurité et souhaitaient être naturalisés. Une naturalisation qui n’arrivera, cependant, jamais. Dès 1939 et le début de la guerre, Otto Freundlich est convoqué au « camp de rassemblement pour indésirables » de Colombes où il est interné comme « réfugié allemand inapte ». (p.21). Il est ensuite transféré à Francillon puis libéré en février 1940 (p.51). De nouveau arrêté en mai 1940, Otto Freundlich, Juif allemand, passe « de camp en cache : Paris – Bordeaux-Pyrénées-Orientales ». Il effectue de nombreuses démarches, contacte Varian Fry et Daniel Bénédite du Centre américain de secours, à Marseille, pour tenter de se réfugier aux Etats-Unis. Cependant, rassembler tous les papiers demandés est considérable et il ne réussit pas à obtenir le visa spécial tant attendu. En 1943, il est de nouveau arrêté. Interné à Gurs puis à Drancy, il est déporté dans le convoi n°50, le 4 mars 1943, vers le centre de mise à mort de Sobibor. « S’il était encore vivant dans le wagon, Freundlich a été assassiné immédiatement » (p.174).

« Le sort de Pierre Ignace, plus largement celui de ma famille, est celui de Juifs français désormais traités comme des parias dans leur propre patrie » (p.93).

Pierre Ignace est le grand-oncle d’Annette Becker. Il a été arrêté lors de « la rafle des notables », à Paris, le 12 décembre 1941. Dans ce chapitre, l’historienne détaille, à partir des nombreux documents conservés au Mémorial de la Shoah, les conditions affreuses et inacceptables dans lesquelles ces prisonniers, qui se croyaient protégés par la citoyenneté française, ont alors vécu, au camp de Compiègne. L’historienne nous emmène au plus près du calvaire et du sort indigne subis par ces victimes de la barbarie : le froid « des engelures aux mains et aux pieds » (p.107), la faim « grâce aux colis, la vie est plus supportable » (p.109), « le manque de nourriture est le plus lancinant » (p.111) mais aussi les maladies « j’ai pris de l’huile de foie de morue, j’en ai tellement besoin que je trouve le goût agréable » (p.119). Le 19 mars 1942, il est transféré à Drancy avec 177 autres détenus « enchaînés par deux et encadrés par les gendarmes français. (…) Beaucoup d’entre eux arboraient à la boutonnière les insignes de la Légion d’honneur (Officier et Chevalier) et ceux de la Médaille militaire et de la Croix de Guerre. » (p.131). Le 27 mars 1942, Pierre Ignace est déporté à Auschwitz par le convoi n°1. Il est déclaré mort le 12 avril.

« Temps où le ciel recru pénètre dans la terre, où l’homme agonise entre deux mépris » (René Char, Feuillets d’Hypnos, 36) (p.237).

Annette Becker se penche ensuite sur le transfert de cinquante-quatre Juifs détenus au camp des Milles vers le camp de Reillanne. Situé dans un ancien monastère cistercien des Basses-Alpes, il est humide (de nombreuses sources existent sous ses fondations). « Ce camp militaire (…), cédé au ministère de l’Intérieur, est devenu, fin 1940, centre d’hébergement ou de relégation pour « indésirables », un des cinq grands camps de la zone sud (…) Il était « gigantesque, prévu pour dix mille internés » (p.151). La déportation à Drancy puis la mort à Auschwitz1 Histoire régionale de la Shoah en France. Déportation, sauvetage, survie, Patrick Cabanel et Jacques Fijalkow, Les Éditions de Paris. Max Chaleil attend les détenus. Ils ne sont pas dupes. L’album de photographies de Friedel Reiter précise « avant le départ, pour la Pologne, pour la mort ? » (p.161). Au chapitre X, l’historienne s’attache à décrire les exactions de la gestapo de Marseille, mais aussi la recrudescence des violences contre les Juifs au printemps 1944. Le 12 mai 1944, cinquante-quatre personnes sont arrêtées (hommes, femmes et enfants). Le 16 mai, beaucoup ont rejoint Marseille puis Drancy avant d’être déportés vers des centres de mise à mort.

Tout au long des onze chapitres, l’historienne réussit donc, brillamment, à croiser les sources imprimées, les rapports issus des archives et les documents personnels. Les extraits de correspondance permettent souvent de percevoir l’intime car beaucoup sont marqués par des témoignages d’amitié, d’attachement et de tendresse (je pense ici, particulièrement, aux lettres échangées entre Otto Freundlich et sa compagne ou encore entre Pierre Ignace et son épouse). Le cahier central, d’une grande qualité, rassemble des lettres, des photographies, des affiches mais aussi des plans. Très riche, il permet, à chaque lecteur, d’être au plus près des sources.

J’avoue avoir été particulièrement touchée par le dernier chapitre, intitulé « Silences et amnésies, 1945-2024 ». Très fort, illustré par des documents d’archives, il appelle au questionnement. Un extrait de la « Préface en prose » du livre L’Exode de Benjamin Fondane conclut parfaitement cet ouvrage. Emouvant et juste, il invite chaque lecteur à poursuivre la réflexion de manière intime et documentée car, comme l’indique le dictionnaire Larousse, le mot trahison désigne « un manquement à la parole donnée, à un engagement, à un devoir de solidarité ».

Ce livre est un ouvrage qui me semble indispensable en ces temps troublés.