Spécialiste de l’histoire des peuples sans État, l’anthropologue américain James C. Scott est décédé le 19 juillet 2024. Partout, il observait les résistances à l’État. Dans un entretien qu’il nous accordait cette année, il relevait que ces résistances sont d’autant plus efficaces qu’elles sont subtiles.
Les anthropologues aussi ont leurs « anars ». Avec le Français Pierre Clastres (1934-1977) et son compatriote David Graeber (1961-2020), l’Américain James C. Scott, 87 ans, participe d’une « anthropologie anarchiste » qui, selon les mots de l’archéologue Jean-Paul Demoule, tente de retracer comment certaines sociétés ont acquis un caractère « oppressif » tandis que d’autres ont tenté de se prémunir des « oppressions à venir » en inventant une vie sans, ou contre, l’État.
Un défi de plus en plus ardu dans notre monde contemporain, même s’il reste possible de tenter de s’abstraire de l’influence de l’État.
Comment vous êtes-vous intéressé à l’histoire des peuples sans État, ou réticents à se laisser gouverner par un État ?
Il y a longtemps, pendant la guerre du Vietnam, je donnais un cours sur les rébellions paysannes devant plusieurs dizaines d’étudiants, pour la plupart de gauche. J’avais lu des penseurs anarchistes, comme Mikhaïl Bakounine ou Pierre Kropotkine, et je me suis entendu dire des choses dont j’ai ensuite réalisé qu’elles ressemblaient à ce que dirait un anarchiste.
À cette époque, j’étais fasciné par des figures comme Mao Tsé-toung en Chine, Hô Chi Minh au Vietnam, Kwame Nkrumah au Ghana ou Sékou Touré en Guinée, mais j’ai compris que leurs révolutions avaient fini par créer un État souvent plus oppressif que l’État qu’elles avaient remplacé, en partie parce qu’elles étaient menées de manière hiérarchique.
Cela m’a orienté vers ce qui me paraît le cœur de la pensée anarchiste, la coordination et la coopération sans hiérarchie, et je me suis intéressé à des formes d’organisation sociale et d’actions décentralisées.
Un mouvement comme Solidarność en Pologne, par exemple, a été d’une importance énorme pour moi, notamment parce qu’il était non hiérarchique et s’est pourtant avéré essentiel dans la chute du régime de loi martiale en 1989. Aujourd’hui encore, une révolution est en cours en Birmanie, qui oppose en gros la population à la junte militaire.
Elle est complètement décentralisée, menée par des forces de défense villageoises, des groupes armés ethniques, des étudiants qui ont quitté la ville pour y participer. Et, pour l’instant, elle réussit plutôt au-delà des espérances justement parce qu’elle est décentralisée, laissant une marge de manœuvre et d’invention aux habitants face à la junte.
Historiquement, une fraction du territoire de la Birmanie fait d’ailleurs partie de la Zomia, une gigantesque région d’Asie du Sud-Est connue pour son refus du pouvoir étatique, à laquelle vous avez consacré un de vos livres les plus connus, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné…
Cette région de la Zomia, comme l’a surnommée l’historien Willem van Schendel, est gigantesque et, à cause de sa géographie de collines et de montagnes, très difficile à contrôler pour un gouvernement.
Historiquement, on supposait que ses habitants n’avaient jamais été au contact de l’agriculture, du bouddhisme, de l’État. En remontant sur deux mille ou deux mille cinq cents ans, j’ai constaté que la plupart des habitants de ces collines habitaient autrefois les basses terres et avaient fui la conscription, les impôts ou d’autres formes de contrôle. C’étaient des fugueurs, pas des primitifs.
De la même façon, il existe ailleurs ce que j’appelle des « Zomias humides », des zones de marais et marécages impossibles à contrôler pour l’État, mais qui fournissent des moyens de subsistance : c’est le cas par exemple des zones marécageuses au sud de Bassorah, en Irak, ou du « grand marais lugubre » à la frontière de la Virginie et de la Caroline du Nord aux États-Unis, où des milliers d’esclaves se sont cachés au début de la guerre de Sécession.
En quoi cette question de la subsistance est-elle au cœur de la capacité à échapper à l’État ?
Le choix d’un moyen de subsistance n’est pas qu’une façon de se nourrir : il est en partie politique, car il peut vous rendre moins attirant aux yeux de l’État. En lisant des récits ethnographiques sur les habitants des hautes terres du Sud-Est asiatique, j’avais trouvé extraordinaires les techniques inventées pour éviter d’être « capturés » par le gouvernement, par exemple leur agriculture sur abattis-brûlis (1).
Un de mes héros, Pierre Clastres, a raconté dans La Société contre l’État (1974) comment des sociétés sud-américaines qui passaient pour arriérées ou restées à l’âge de pierre avaient pratiqué l’agriculture, mais l’avaient fuie parce qu’elle était associée aux missions, à l’esclavage et aux maladies, et étaient revenues à la chasse et à l’agriculture itinérante pour échapper à la capture par l’État.
Ce dernier décourage la chasse, la cueillette et la polyculture en faveur de la sédentarisation et de la monoculture, le plus souvent d’un grain, qu’il s’agisse du blé ou du maïs, plus intéressant car il peut être facilement saisi après la récolte ou taxé.
Dans mon livre Homo Domesticus, je montre que l’hypothèse selon laquelle nous ne voudrions rien de plus que nous fixer et vivre à un seul endroit, s’agissant là d’un désir humain universel, était fausse : elle résulte du triomphe de l’agriculture, qui est le produit d’un conflit avec les pastoralistes ou les chasseurs-cueilleurs qui y étaient opposés.
À la fin de Zomia, vous notez cependant que ce portrait de peuples sans État semble une relique du passé. Vivre sans ou en dehors de l’État, ce n’est plus possible ?
Vivre sans État est impossible, en tout cas dans un avenir proche : depuis le traité de Westphalie de 1648, les États forment les unités du contrôle politique. Dans Zomia, je souligne que ma démonstration sur « l’art de ne pas être gouverné » ne fonctionne plus après 1950 ou 1960 parce que des gouvernements, ceux du Vietnam et de la Thaïlande par exemple, ont pris le contrôle des hauteurs en y déplaçant des habitants des basses terres. Au fil du temps, il est devenu plus aisé pour l’État de contrôler des zones auparavant inaccessibles grâce aux routes, au chemin de fer, à l’aviation, à l’armée…
Des groupes se sont cependant efforcés, avec un certain succès, de se détacher du contrôle de l’État, au travers par exemple de peuplements menés par toutes sortes d’organisations écologistes ou de « zones autonomes temporaires » (2). Il y a aussi l’exemple de ce qu’on appelle les « États faillis », souvent vus comme le théâtre d’un chaos total : en réalité, dans beaucoup d’entre eux, l’État et le gouvernement sont absents de régions entières, mais celles-ci restent structurées par une organisation sociale ou religieuse locale, comme dans le cas de la révolution birmane. L’idée que l’absence d’État signifie l’anarchie, le chaos violent, est fausse : souvent, les régions où l’État ne règne pas s’autoadministrent d’une manière ou d’une autre.
Dans votre livre Petit éloge de l’anarchisme, vous écrivez que vous ne croyez pas, ni au plan théorique ni au plan pratique, à l’abolition de l’État.
Je suis un pessimiste au sens où je ne pense pas que nous puissions nous débarrasser de l’État. Il s’agit d’une forme d’organisation politique à laquelle il est pratiquement impossible d’échapper. Nous sommes coincés avec l’État. Du recensement aux cartes nationales d’identité en passant par l’affectation des emplois, les instruments de contrôle et de connaissance de l’État se sont accrus de manière exponentielle, ainsi que son contrôle physique du territoire, ce qui fait qu’il existe de moins en moins d’options pour, comme au temps de la Zomia, partir se réfugier dans des collines ou des marais où l’État ne peut pas vous rattraper.
La question n’est plus d’échapper ou non à la confrontation avec l’État, mais de savoir si nous pouvons le domestiquer, le plier à nos objectifs plutôt qu’à ceux de ses dirigeants, et là aussi je suis pessimiste. La résistance à l’État passe donc par des formes subtiles et nuancées.
Cette forme de résistance, vous ne la qualifiez pas d’anarchisme, mais esquissez un « certain regard anarchiste » ou un « biais anarchiste »…
Par un « certain regard anarchiste », j’entends que l’anarchisme est présent tout autour de nous sous la forme d’organisations autonomes : si nous regardons attentivement, les individus ne cessent de former avec leur entourage des petits groupes pour accomplir une tâche ou pour trouver une façon d’échapper à l’État. Ils ne connaissent peut-être pas le mot « anarchiste » ou ne se reconnaîtraient pas comme anarchistes, mais sans ces arrangements autonomes, beaucoup d’institutions ne fonctionneraient pas.
Prenez par exemple la « grève du zèle », ou comment suivre les consignes à la lettre empêche une tâche de s’accomplir, par exemple quand les taxis parisiens ont occasionnellement décidé, dans le passé, d’obéir scrupuleusement à toutes les règles du code de la route et que la circulation s’en est retrouvée bloquée.
Cela montre que les règles ne suffisent pas à expliquer le fonctionnement normal d’une institution, qui tient à une série d’ententes informelles entre les individus : vous pouvez détruire des choses en suivant les règles.
Dans vos travaux, vous employez le concept d’« infrapolitique » pour décrire un ensemble de microrésistances. Il s’agit donc du dernier recours de ceux qui veulent, d’une certaine façon, échapper à l’État ?
Exactement. Je suis profondément intéressé par des formes de résistance si subtiles qu’il est extrêmement difficile pour le gouvernement de les éliminer. Un de mes exemples favoris date de l’imposition de la loi martiale par le général Jaruzelski en Pologne.
Le gouvernement diffusait un bulletin d’information complètement mensonger à 18 heures tous les soirs et en réaction, certaines personnes ont décidé qu’à la même heure, elles sortiraient de chez elles et iraient se promener dans un parc pendant exactement trente minutes avec leur chapeau à l’envers. Quand le gouvernement, furieux, a imposé un couvre-feu à 18 heures, les Polonais ont décidé de placer leur télévision à la fenêtre, l’écran tourné vers l’extérieur pour que seules les forces de police voient le bulletin d’information.
Un autre exemple est la Chine de Xi Jinping, où le Parti encourage le peuple à être discipliné, à suivre les ordres, à travailler dur : en réaction a émergé sur les réseaux sociaux un mouvement surnommé « S’allonger à plat » qui incite les habitants à ignorer ce discours de propagande sur le travail acharné et la discipline.
Les individus manifestent une grande intelligence quand il s’agit d’inventer des formes de résistance déguisées, qui ne vont pas leur causer de problèmes. C’est toute la différence entre la mutinerie, qui consiste à prendre le contrôle de l’armée et remplacer les officiers, et la désertion.
Dans cette optique, vous défendez l’idée d’une « callisthénie anarchiste » : de temps en temps, le citoyen doit désobéir, même de manière minime, aux règles fixées par l’État.
J’ai eu cette pensée un jour en ex-RDA, à un moment où tous les Allemands de l’Est autour de moi attendaient sans traverser au feu rouge piéton alors qu’il n’y avait pas du tout de circulation. Par le mot « callisthénie », je fais en gros une analogie avec le fait d’accomplir des exercices pour être prêt pour une compétition. Si vous avez toujours suivi les règles à la lettre, il vous sera difficile d’y désobéir le jour où le faire constituera un acte démocratique d’importance.
D’une certaine façon, violer de temps en temps une règle, traverser au feu rouge par exemple, est comme une callisthénie : cela vous donne l’expérience de la désobéissance.
Propos recueillis par Jean-Marie Pottier