À l’occasion des 30 ans du journal, les collaborateurs de Charlie se sont penchés sur des figures qui incarnent, envers et contre tout, la liberté. Des choix forcément subjectifs, de nombreuses autres personnalités auraient pu être citées. Fabuleux parcours que celui du mathématicien Alexandre Grothendieck. Lauréat de la médaille Fields, pionnier de l’écologie et ermite, il a envoyé balader les honneurs, le fric et sa carrière pour défendre ses idées.
La première des libertés dont a fait preuve Alexandre Grothendieck, c’est de s’affranchir du déterminisme social. Né en 1928, il a grandi dans un camp pour « étrangers indésirables » en Lozère, après que son père, anarchiste russe, a été persécuté par les bolcheviques, puis par les nazis. A priori, ce n’est pas le milieu idéal pour l’épanouissement des talents mathématiques. Pourtant, ceux de Grothendieck se révèlent très tôt. Encore étudiant, il résout des problèmes sur lesquels butaient nombre de mathématiciens. Je vous en épargne la description, ce sont des théories d’algèbre et de géométrie, mais là n’est pas la question.
Après un parcours époustouflant dans l’univers des équations, Alexandre Grothendieck reçoit en 1966 la médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel pour les maths. Aujourd’hui, les lauréats de ce genre de distinction défilent avec délectation sur les tapis rouges et les plateaux télé. Grothendieck, lui, accepte le prestigieux prix, mais refuse d’aller chercher la médaille, au motif qu’elle est remise cette année-là à Moscou, et hors de question de cautionner le pays des soviets qui a persécuté son père. Il envoie balader les honneurs… et le fric aussi. Quand, en 1967, il est invité à enseigner à Hanoï, dans le Vietnam du Nord, il en revient scandalisé par les bombes américaines qui pleuvaient alors sur ce pays : si bien qu’au retour il vend la médaille Fields (qu’il a fini par récupérer, et qui est tout de même en or) et reverse l’argent au gouvernement nord-vietnamien… Preuve qu’il vomit aussi bien l’impérialisme américain que le stalinisme soviétique.
Mais la bascule définitive survient en mai 1968. Au contact des étudiants rebelles, il prend conscience de l’urgence écologique, concept aujourd’hui banalisé mais qui à l’époque était vu comme une utopie de chevelus idéalistes. En 1970, il fonde un mouvement antimilitariste et écologique radical baptisé Survivre. En 1972, il rédige un texte fondateur, Allons-nous continuer la recherche scientifique ?, dans lequel il développe une critique inédite jusqu’alors : « Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas d’un supplément de connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques, mais qu’elle proviendra d’un changement de civilisation. » Dans la foulée, il démissionne de l’Institut des hautes études scientifiques, au motif que celui-ci reçoit des financements de l’armée (5 % du budget de l’établissement, mais c’est déjà trop pour Grothendieck). Sa route croise alors celle de… Charlie Hebdo. Il rencontre Pierre Fournier, pionnier lui aussi de l’écologie, à laquelle ce dernier consacre de nombreux articles dans les colonnes de notre journal, au début des années 1970. Le mathématicien rejoindra le journaliste dans les tout premiers combats antinucléaires.
Tricard au sein des institutions, Grothendieck n’obtiendra plus jamais de poste universitaire. Ce qui ne l’empêche pas de recevoir les honneurs de ses pairs. Honneurs qu’il continue de décliner. Ainsi, en 1977, on lui attribue la médaille Émile Picard, remise par l’Académie des sciences françaises…, mais il s’en sert comme casse-noisettes. En 1988, l’Académie royale des sciences de Suède lui décerne le prix Crafoord…, qu’il refuse sans ménagement, ainsi que le demi-million de dollars qui l’accompagne.
Des maths pures au combat écologique, le chemin de Grothendieck était jusqu’ici parfaitement louable et cohérent. Mais à la fin de sa vie, déraillement total, il se perd dans les méandres de la folie. Est-ce l’effet du désespoir ? d’un trop-plein de liberté ? ou de l’abus de logique (la folie n’est pas rare chez les mathématiciens, de Kürt Godel à Grigori Perelman…) ? Le génie rebelle se retire dans un village des Pyrénées et refuse tout contact avec le monde extérieur, hormis pour faire ses courses deux fois par mois. Il ferme même la porte à ses propres enfants, ainsi qu’aux mathématiciens, parfois venus spécialement des États-Unis ou du Japon pour le saluer. Devenu mystique, il rédige des textes ésotériques sur l’action du diable ou la fin du monde, et voue une fascination à toutes les plantes, au point de piquer d’homériques colères contre les voisins qui coupent les mauvaises herbes.
Cependant, il continue silencieusement de faire des maths. À sa mort, en 2014, on découvrira des milliers de pages, dont le mathématicien Michel Demazure estime qu’« il faudra cinquante ans pour [les] transformer […] en mathématiques accessibles ». Au fond, on peut voir ça comme un joli pied de nez à la postérité.
En tout cas, la liberté d’esprit d’Alexandre Grothendieck l’aura conduit à interroger de façon radicale l’engagement politique du scientifique. Des questions que personne n’avait soulevées avant lui, qui ne le seront pas non plus après. Et qu’on ferait bien de se poser aujourd’hui. •