Sous la IIIe République, le dispositif symbolique urbain est occupé de façon massive par les signes républicains qui forment un véritable discours symbolique qui quadrille l’espace. Cette appropriation du territoire, ainsi que l’encadrement de l’affichage public par la loi du 29 juillet 1881, laissent peu de place à ceux qui ont en détestation le régime et sont relégués aux marges de l’espace urbain. La contestation prend alors les traits d’une guérilla graphique qui voisine avec d’autres actes que les autorités qualifient de vandalisme. Elle permet, à moindre coût, de s’approprier l’espace et de propager publiquement ses propres slogans, mots d’ordre et valeurs. Le graffiti se révèle aussi une arme protéiforme, qui permet d’affronter ses adversaires politiques. De l’affaire Dreyfus jusqu’à Vichy, les Camelots du roi, et à leur suite les hommes des ligues ou les doriotistes, pratiquent l’agitation en utilisant l’arme des graffitis. Ils établissent un rapport dialectique avec le pouvoir politique républicain, mais aussi vis-à-vis d’autres factions politiques avec lesquelles ils se disputent les murs.
Sous la IIIe République, le dispositif symbolique urbain est occupé de façon massive par les signes républicains. L’érection des Marianne et des statues de grands hommes, la construction de nombreuses mairies et écoles matérialisant les grandes lois républicaines1, la républicanisation des noms de rues forment un véritable discours symbolique qui quadrille et sature l’espace. Cette appropriation du territoire, ainsi que l’encadrement de l’affichage public par la loi du 29 juillet 1881, laissent peu de place à ceux qui ont en détestation le régime et sont relégués aux marges de l’espace urbain. Face à cet arsenal puissant et enveloppant, l’usage du graffiti devient une forme de contre-symbolique du faible au fort. La contestation prend alors les traits d’une guérilla graphique qui voisine avec d’autres actes que les autorités qualifient de vandalisme (barbouillage, renversement ou mutilation de statues, etc.). Elle permet, à moindre coût, de s’approprier l’espace et de propager publiquement ses propres slogans, mots d’ordre et valeurs. Le graffiti se révèle aussi une arme protéiforme qui permet d’affronter ses adversaires politiques par la dénonciation, la provocation et par une appropriation topographique. De cette façon, la présence dans l’espace urbain est amplifiée, le graffiti jouant le rôle d’un démultiplicateur de force souvent bien au-delà de la réalité numérique des groupes qui l’emploient. C’est aussi une arme pour harceler, provoquer l’adversaire, lui « blesser l’œil » par une agression symbolique2. Les graffitis sont enfin une forme d’expression à hauteur d’homme. Par leur présence dans l’univers quotidien et par leur visibilité, ils sont un outil de propagande souple et polymorphe. Bon marché, anonyme, le graffiti est à la portée du moindre militant. Il permet de remplacer ou de compléter les outils de communication à distance, comme la presse, et de combattre l’écrit public officiel3. C’est donc un outil de propagande commode, car visible par un grand nombre tout en bénéficiant de l’aura de la transgression. En effet, si modeste soit le délit, il n’en demeure pas moins que les barbouilleurs prennent des risques du point de vue juridique, le graffiti étant qualifié d’injure ou de dommage aux biens4. L’intérêt pour cet objet est croissant, utilisé occasionnellement ou périphériquement par les historiens, par exemple dans le cas de la Résistance. Le graffiti politique fait désormais l’objet d’un développement historiographique significatif (5).
Ce n’est pas sous la IIIe République française, tant s’en faut, que le graffiti politique a vu le jour, néanmoins cette période s’inscrit dans un temps où l’usage des écritures exposées se développe. De ce fait, le graffiti est bien présent dans les sources. Il faut le traquer dans les archives judiciaires et de police, pour autant que le flagrant délit ait été constitué. En fonction du retentissement et du degré de provocation, la presse est également un élément important de la recension et de la constitution du corpus, en ce qu’elle sert souvent de caisse de résonance à l’indignation ou à l’applaudissement. Les conditions de travail récentes, avec une difficulté d’accès aux archives ainsi que l’éclatement territorial d’un sujet envisagé nationalement, m’ont conduit à privilégier cette approche à travers des journaux embrassant tout le spectre politique, grâce aux outils de recherche numériques. Ajoutons un fait remarquable cependant : malgré l’aspect fugace de l’objet, un certain nombre de traces subsistent. Ce sont même celles-ci qui m’ont poussé à me lancer dans cette réflexion, suite à la découverte d’inscriptions doriotistes dans un village du Languedoc méditerranéen6.
3L’analyse de ces sources montre que, de l’affaire Dreyfus jusqu’à Vichy, les Camelots du roi et à leur suite les hommes des ligues ou les doriotistes du PPF pratiquent l’agitation en utilisant fréquemment l’arme graphique dans leur répertoire d’action. Visibilisation de l’action et transgression de l’ordre établi sont ainsi au cœur des pratiques d’écriture publique murale. Il s’établit de cette manière un rapport dialectique avec le pouvoir politique républicain, mais aussi vis-à-vis d’autres factions politiques. En effet, cette mouvance partisane n’a pas le monopole de l’usage du graffiti et il devient possible d’analyser les spécificités des pratiques d’écriture dans l’espace public de la part de l’extrême droite.
Les Camelots et le pinceau : genèse d’une pratique
Des graffitis antirépublicains, d’origine royaliste, ont été relevés bien avant la naissance de l’Action française (AF). Cela pouvait être un « vive le roi ! » inscrit sur la statue de la République située devant l’Institut en 1882, ou « Crève la république française » sur les murs du collège Rollin en 18857. Lors de l’affaire Dreyfus, les murs deviennent parfois le théâtre de l’expression de slogans d’extrême droite. En 1899, la synagogue de Fontainebleau est couverte de graffitis : « Vive Drumont ! » « À bas les juifs »… De même en 1906, en Bretagne, la République est prise pour cible à travers l’école publique de Moussoir-Ac (Morbihan), où sont peintes des inscriptions en breton : « l’école des francs-maçons » (Skol er fr-masoned), « Vive Dieu ! », et un grand triangle entourant un œil dans lequel figurait l’inscription « l’œil du diable » (Lagad en Viaul) (8).
Pourtant, si cela démontre que les Camelots du roi n’ont rien inventé, il semble que ce soit le premier groupement partisan qui ait fait du graffiti un usage intense et massif, avec cohérence et coordination, à grande échelle. Cette pratique se place dans le contexte des mobilisations de l’AF dans le prolongement de l’affaire Dreyfus. Pour les disciples de Maurras, cet usage a des implications à différents niveaux. Il s’agit aussi bien d’affronter les forces de la « Gueuse » que de faire la démonstration de son propre dynamisme dans l’activisme, dans l’optique de supplanter ses concurrents. Le coup d’éclat, l’acte de transgression consistant à commettre un délit, est un moyen pour s’affirmer comme l’aile marchante de l’extrême droite et imposer une forme d’hégémonie morale et culturelle. L’observation de la presse montre bien un décollage des actes de vandalisme sous la forme, entre autres, de graffitis à partir de 1908-1909. La fondation du quotidien L’Action française en mars 1908 et la création officielle des Camelots du roi en novembre expliquent cette montée importante des gestes iconoclastes, dans lesquels l’écriture murale tient une place importante. Les bâtiments publics, les monuments commémoratifs et plus globalement les murs les plus visibles des centres-villes deviennent un véritable « cahier à ciel ouvert » pour l’expression de la haine et des revendications d’une extrême droite qui impose ses thématiques et se pose en porte-parole quasi exclusif du nationalisme9. Dans sa volonté d’apparaître comme un mouvement d’envergure, l’AF multiplie les inscriptions et développe son action au-delà du Quartier latin. Durant l’année 1909, des graffitis notables sont relevés à Vesoul, Lézignan, Narbonne, Rennes, Nantes, mais aussi à Paris. De 1910 à 1913, des actes identiques sont commis à Épinal, Lorient, Asnières, Lille, La Gorgue (Nord), Hazebrouck (Nord), Saint-Leu, au Plessis-Bouchard et à Taverny (Seine-et-Oise). Cet activisme survolté se déploie durant les années d’essor de l’AF et, à bien des égards, durant une période que Laurent Joly qualifie « d’années révolutionnaires (10) ».
La guerre met un terme provisoire à cette conquête des murs. L’Union sacrée fait de l’AF un soutien du gouvernement, au nom de la nécessaire unité patriotique. Pourtant, l’activisme de l’extrême droite se réactive progressivement. Certaines unités militaires sont même surveillées. Dans ce contexte, les graffitis d’extrême droite réapparaissent, par exemple aux armées. André Loez, qui a étudié les graffitis des permissionnaires, relève ainsi la présence d’inscriptions « vive le roi ! » à une fréquence importante, puisque celles-ci représentent un peu moins de 5 % de son corpus. Ces traces, relevées en juin-juillet 1917, mettent en évidence la persistance des habitus politiques et la réminiscence des pratiques d’avant-guerre, alors que l’Union sacrée s’étiole. Celle-ci d’ailleurs se termine à la fin de l’année 1917, en partie du fait de la campagne de l’Action française et de Léon Daudet contre Louis Malvy. L’affaire, ainsi lancée, ne tarde pas à se traduire sur les murs de la capitale à travers des inscriptions « Vive Léon Daudet ! », dans tous les quartiers de la ville selon Maurras11. Cette reprise des affrontements symboliques se manifeste aussi par la déprédation des affiches du journal socialiste Le Populaire, couvertes de slogans pour Daudet et l’AF12, ou bien encore par des inscriptions hostiles à Joseph Caillaux au Mans13. La fin du conflit et la reprise du jeu partisan relancent la production de graffitis. Les Camelots du roi reprennent leurs actions coup de poing, alors même que l’élection de Léon Daudet et d’une trentaine de députés proches de la ligue donne à l’extrême droite une audience institutionnelle.
Sur le fond, une des premières fonctions attribuées au graffiti par les Camelots est l’affichage d’un drapeau. Il s’agit très souvent de célébrer autant que de souiller. On affiche ainsi sa signature à travers ce qui devient une appropriation territoriale et un cri graphique jeté à la vue des passants. La paternité de cet activisme revendicatif peut être attribuée aux Camelots qui assortissent leurs actions de la signature « Vive le roi ! ». Ce signe devient en quelque sorte un synonyme de « Vive l’Action française ! », phrase absente des graffitis relevés. Enthousiasme et célébration vont de pair avec la désignation de l’ennemi et l’affichage de la vindicte à son égard. Au « vive quelqu’un » répond le « À bas quelqu’un d’autre » dans une dualité systémique. La dénonciation peut être impersonnelle. La République, plus souvent surnommée « la Gueuse », fait l’objet d’une détestation scripturale constante de la part des Camelots, tout au long de la période. C’est notamment très prégnant durant les campagnes de l’AF des années 1909-1914, où la dénonciation de la République apparaît comme rituelle, agrémentée de quelques variantes. À Rennes, les Camelots écrivent ainsi « À bas la République qui déchire le drapeau14 ». À Épinal, ce sont des injonctions antirépublicaines telles que « À bas la gueuse ! » ou « Conspuez la Gueuse ! » qui sont apposées.
Les détestations idéologiques diverses et variées de l’extrême droite s’étalent également sur les murs. Les graffitis font ainsi écho à la haine vouée aux quatre États confédérés et à l’anti-France. La xénophobie en est l’un des points essentiels, comme l’illustre la formule récurrente « À bas les métèques ! »15. Francs-maçons et protestants sont aussi visés, mais dans ce maelström accusateur émerge surtout l’affaire Dreyfus, qui focalise l’activisme nationaliste et sert de matrice à ses pratiques dans la longue durée, avec un antisémitisme virulent. Émile Zola16 et Alfred Dreyfus sont ainsi voués aux gémonies avec insistance après la réhabilitation prononcée le 12 juillet 1906, qui s’appuie sur une interprétation de l’article 445 du Code d’instruction criminelle pour annuler l’ensemble des actes judiciaires pris à l’encontre de Dreyfus. Maurras diffuse alors l’idée qu’il s’agit d’une forfaiture politique et que Dreyfus aurait dû être renvoyé face à un troisième conseil de guerre. Jusqu’au 2 août 1914, L’Action française publie le « Talisman », le texte de l’article 445, qui aurait été violé par la Cour de cassation. Il s’impose alors comme un symbole des antidreyfusards et prend place systématiquement dans les graffitis réalisés par les Camelots. Une véritable vague de ce type a lieu durant l’année 1909, produisant un certain retentissement. On y retrouve le triptyque « À bas Dreyfus ! », « 445 » et « Vive le roi ! ». Dans cette atmosphère, le graffiti « 445 » devient la transposition murale de la campagne menée par le journal et par les militants. À la mise en avant de l’article dans le journal répond l’inscription du nombre dans l’espace public de façon transgressive, outrancière et lancinante, amplifiant l’effet de ressassement qui est une des marques de fabrique du mouvement nationaliste. Ces graffitis sont apposés à Paris, par exemple au jardin du Luxembourg, aussi bien qu’en province avec l’épopée de Victor Dubuisson à Vesoul.
Grâce à ces gestes, l’AF souhaite créer ou suggérer qu’il y a un climat d’agitation révolutionnaire, avec l’espoir de capitaliser sur les mécontentements sociaux qui se cristallisent contre le gouvernement. De fait, la pratique est reproduite jusqu’à la guerre à des degrés divers, enracinant et exacerbant ainsi l’antisémitisme forcené du mouvement. Mais cet antisémitisme n’est pas seulement sous-entendu. Les cibles des graffitis rappellent opportunément la raison de la culpabilité intrinsèque de Dreyfus. Ainsi, à Vesoul, Victor Dubuisson s’en prend aux bâtiments de la ville au printemps 1909. Il commet notamment des inscriptions sur la synagogue de la ville, ce qui est en soi un geste antisémite retentissant.
Le mouvement de Charles Maurras va plus loin et étale ce qu’il considère comme un exploit et une victoire, à travers la diffusion d’une carte qui évoque l’équipée de Dubuisson. Celle-ci montre le lieu de culte portant les inscriptions antidreyfusardes, mais surtout elle glorifie « le geste patriotique ». La carte commémorative en profite aussi pour montrer l’impact du geste et l’impéritie de la République, puisque les procureurs d’une large partie de l’est de la France sont alertés et que plus de deux mois après les faits les inscriptions seraient toujours en place. D’ailleurs, cette information non vérifiée tend à accréditer l’idée d’un soutien tacite de la population locale, traduisant ainsi l’opposition entre pays réel et pays légal.
La radicalisation des graffitis d’extrême droite
Au cours de l’entre-deux-guerres la donne change. Jusqu’alors, l’AF semble avoir été la principale organisation à avoir utilisé régulièrement et systématiquement l’inscription murale. Avant-guerre, on relève bien quelques graffitis antimilitaristes17 ou à l’occasion de mouvements sociaux18, mais cette arme reste dans l’ensemble l’apanage des Camelots. À partir des années 1920, l’agit-prop sous la forme de peinture urbaine commence à être utilisée par les communistes, ce qui semble en rupture avec les pratiques d’avant la scission. L’appropriation de l’espace public par les graffitis devient alors un enjeu de propagande fondamental. D’ailleurs, à partir de la crise des années 1930, il s’agit d’un véritable affrontement pour le contrôle des murs, exacerbé à partir du 6 février 1934. Qui plus est, de nouveaux acteurs voient le jour à l’extrême droite. Les Croix-de-Feu, puis le PSF, les Jeunesses patriotes ainsi que le PPF investissent eux aussi massivement les murs. Ils reprennent les méthodes de leurs aînés de l’AF en affichant leurs signes partisans. Il y a aussi un effet miroir face aux forces de gauche, qui elles aussi usent intensivement du graffiti. C’est pourquoi on voit apparaître les initiales du PSF ou du PPF avec des marquages de grande taille effectués sur des bâtiments19, mais aussi à la surface des voies publiques. On observe également une personnalisation grandissante. Alors que les vivats graphiques semblaient relativement impersonnels, apparaissent désormais à partir de 1935-1936 des « Vive La Rocque ! », « Vive Doriot ! »20, « Vive Bucard ! »21 et même un « Vive Maurras ! » à Melun22. Cette évolution est à relier au contexte dans lequel le culte du chef et de la personnalité est vu comme des éléments de modernité, dans un mimétisme avec les régimes proches idéologiquement de certaines factions d’extrême droite23. De la même façon, et probablement sous la même influence des exemples étrangers et du jeu de miroir, se développent les dessins de symboles. Au marteau et à la faucille ou aux trois flèches répondent parfois la tête de mort des Croix-de-Feu ou la fleur de lys24. Les années 1930 se singularisent aussi par des slogans antiparlementaires dans le prolongement du 6 février 1934. Des slogans tels que « À bas les voleurs ! », « À bas les assassins ! » sont peints par des volontaires nationaux et des Camelots du roi qui visent directement un député25. Pour insister sur la corruption et flatter les instincts antiparlementaires, d’autres rappellent explicitement le scandale qui a amené l’émeute parisienne. On retrouve par exemple une inscription « À bas Stavisky et ses amis ! » à Paris26. Celle-ci est d’ailleurs commise pour mieux dénoncer la réaction de la gauche et l’influence du Parti communiste, « parti de l’étranger », puisqu’elle s’accompagne de l’injonction « À bas les soviets ! » et de la mise en garde « Le front commun c’est la guerre (27) ».
La radicalisation des graffitis est encore plus évidente à la fin des années 1930, du fait notamment que la guerre, qui éclate en septembre 1939, ne voit pas se reproduire le phénomène d’Union sacrée. La dimension idéologique est omniprésente et les graffitis fleurissent. L’extrême droite profite ainsi du contexte et de la confusion résultant du pacte germano-soviétique.
Ainsi, dans une petite commune héraultaise, des inscriptions réalisées à l’occasion d’un conseil de révision fustigent les communistes à travers l’inscription « À bas Moscou ! ». Ils subsistent jusqu’à aujourd’hui. D’autres inscriptions contiguës semblent montrer que des activistes du PPF en sont à l’origine.
Cette période de radicalisation des affrontements engendre une nouvelle poussée d’antisémitisme qui se traduit aussi dans les graffitis d’extrême droite. Le modèle du nazisme en Allemagne, la victoire du Front populaire et l’accession de Léon Blum au pouvoir accentuent ce tropisme. Le graffiti antisémite n’est d’ailleurs plus l’apanage de la seule AF. C’est le cas par exemple à Strasbourg où des francistes mènent des opérations très organisées et ressemblant aux pratiques de la SA en Allemagne28. En effet, des équipes montées sur des camions dans lesquels se trouvent des pots de goudron s’en prennent à des commerces, au palais de justice, sur lequel est écrit « À bas les juifs ! » et « Palais de juif ! », à la synagogue, à l’hôpital israélite, etc. Un pas est ainsi franchi. Les inscriptions antisémites des années 1930 se différencient de celles des années 1910 par une violence plus importante, notamment par le ciblage de lieux privés et de personnalités qui se situent hors du monde politique, des quidams vivant paisiblement. Cette brutalisation opérée par le graffiti s’observe de façon assez généralisée. On la retrouve par exemple à Sidi Bel Abbès, ville de garnison et bastion de l’extrême droite. Au lendemain de la victoire du Front populaire s’y déchaîne une campagne d’inscriptions particulièrement acrimonieuses et violentes, avec de véritables appels au meurtre sans équivoque : « Mort aux juifs ! », « À mort le juif Blum ! », « À bas la République juive ! ». Ces agressions sont soutenues et stimulées par la municipalité qui incite même au pillage des magasins juifs par des travailleurs musulmans. Le registre des inscriptions d’extrême droite s’étoffe d’ailleurs à cette époque par la reproduction de symboles nazis, utilisés comme référence antisémite, qui accompagnent d’autres inscriptions à Oran en 193729, sous l’impulsion de l’abbé Gabriel Lambert, maire d’Oran, devenu un anticommuniste et un antisémite forcené après sa défaite aux législatives de 193630. Le déchaînement antisémite se produit partout, y compris dans des zones pourtant rétives à l’idéologie d’extrême droite. Ainsi, au cœur du Var rouge, à Pignans, dans une municipalité républicaine socialiste, des inscriptions « À bas les juifs » sont relevées et dénoncées par la LICA, mais restent en place pendant près d’un an31. D’ailleurs, la menace nazie ne semble pas faire reculer l’obsession antisémite, mais bel et bien la stimuler. En témoigne une caricature parue dans Le Droit de vivre à l’été 1939 qui dénonce les graffitis antisémites et antirépublicains. La revue renvoie de cette façon l’extrême droite à ses accointances avec le nazisme allemand, et la dénonciation de ce type de graffitis atteste du fait qu’ils sont produits en nombre dans ce contexte.
La guerre ne stoppe pas le processus. On signale au début du mois de janvier 1940, sur les murs de Colmar, des inscriptions à la craie : « Mort aux juifs », « Les juifs sont la cause de la guerre », « N’achetez pas aux juifs », « Les juifs sont les traîtres »32. Des inscriptions apparaissent aussi sur les murs de Rilleux (Ain) en février 1940. Bernard Lecache qui préside la LICA les signale au maire et au préfet, décrivant des graffitis de plus d’un mètre de haut : « Blum : Chien juif », « Jouhaux et Thorez : Vendus à Staline » , « Doriot vaincra ». Durant les premiers mois de Vichy, l’extrême droite sonne l’hallali contre la République et le mouvement ouvrier en réactivant les pratiques de dénonciation et d’attaque des symboles. À Montpellier, la statue de Jean Jaurès est ainsi visée par un barbouillage de peinture rouge avec les inscriptions : « À bas les F… M… », « Vive Pétain », « Par la jeunesse nous referons la France », « Je hais les mensonges qui nous ont fait tant de mal »33. L’acte est provoqué par des membres des Gardes françaises, le service d’ordre du PPF. La presse d’extrême droite déchaînée fait écho aux moindres gestes, comme à Béziers où il est écrit « Ici, place à Pétain » sur le buste d’un ancien maire34. L’antisémitisme accompagne cette vague. Durant l’été et l’automne 1940, des inscriptions murales de cette nature sont relevées en zone non occupée, dans des villes du Midi : Montpellier, Toulouse, Marseille, Nice, Toulon, Hyères35. Le PPF semble le plus souvent à l’origine de ce qui prend l’apparence d’une véritable campagne essayant de capitaliser sur le traumatisme de la défaite. Les lois antisémites de Vichy accentuent ce harcèlement symbolique, qui réactive les vieilles rancœurs héritées de l’affaire Dreyfus.
Ce que « graffiter » veut dire : le couteau suisse de l’agit’prop
Dans le graffiti, il y a le dit et il y a le suggéré, le sous-entendu. Au-delà du simple contenu de l’inscription, de multiples paramètres sont tout à fait évocateurs. Le choix du lieu, de la date, de la cible, sont autant d’éléments qui entrent en ligne de compte. Il y a ainsi un discours induit par le geste, mais aussi par la façon de l’accomplir, puis de l’exploiter. Le premier élément est celui de faire du graffiti un instrument de conquête territoriale au sens topographique. Autrement dit, il s’agit d’occuper le terrain physiquement, y compris le terrain adverse, en manifestant ostensiblement sa présence de façon scripturale. Un article de L’Action française de décembre 1913 avance ainsi l’idée que le Quartier latin est sous contrôle de la ligue36. Dans la même veine, le journal se réjouit de la démultiplication des graffitis et de sa conquête exponentielle de l’espace public, qui seraient un signe du soutien massif et populaire. Le journal cite l’exemple du collège Saint-Joseph de Lille où, après l’expulsion des religieux, les murs, puis les trottoirs alentours sont recouverts d’inscriptions dénonçant les « voleurs », « la Gueuse », « Dreyfus », etc.37 Cette volonté d’occuper l’espace pour en faire une sorte de miroir grossissant de son importance militante se déploie avec envergure dans les années 1930 dans le sillage du développement de l’automobile. Il s’agit ainsi d’occuper les murs des villes, mais aussi les routes et les éléments liés à une circulation de plus en plus importante. Un journal communiste le déplore et le dénonce, sur le thème de l’enlaidissement d’espaces remarquables : « Sur de nombreuses routes touristiques et particulièrement en Provence et sur la Côte d’Azur, les propagandistes du PSF et du PPF ont déployé leurs talents38 ». La plainte reflète ainsi l’affrontement symbolique qui fait rage entre gauche et droite au moment du Front populaire, tous les espaces devant être investis par les uns ou les autres pour ne pas laisser d’interstice disponible à l’adversaire.
Dans la guérilla symbolique que mène l’extrême droite, le choix de la date peut aussi se révéler d’importance. Le premier événement « produisant » des graffitis est le 14 juillet. De fait, perturber la communion officielle est un enjeu important, puisqu’il s’agit de contester une fête de souveraineté, un signifiant idéologique essentiel qui tisse le lien entre la grande Révolution et le régime. Par conséquent, les Camelots choisissent souvent de sortir leurs pinceaux la veille ou le jour même de la célébration. Il y a aussi dans toutes ces actions une volonté de se jouer de l’ordre établi, de montrer son audace et d’une certaine façon de ridiculiser le pouvoir. Ainsi, pour le 14 juillet 1910, à Brest, une inscription « Vive le roi ! » est appliquée sur la tribune officielle. L’année suivante, à Lorient, ce sont les bâtiments publics qui sont barbouillés « d’inscriptions séditieuses » la veille de la journée39. En 1913, à La Gorgues, de grandes inscriptions sont commises au goudron sur les portes de l’ancien couvent. Le choix du lieu s’avère stratégique, car la revue des sociétés locales était prévue à cet endroit40. Dans tous les cas, il faut surprendre et gâcher la fête par l’agression visuelle que représente le graffiti. La perturbation du 14 juillet connaît un regain au mitan des années 1930. Le contexte de fondation du Rassemblement populaire, la dynamique du mouvement antifasciste et le fait que la gauche ambitionne de faire du 14 juillet une manifestation de masse à l’échelle nationale poussent l’extrême droite à user de l’arme graphique pour tenter de perturber l’événement. À Paris, les Camelots jalonnent les murs et les trottoirs du parcours de la manifestation du Front populaire avec leurs slogans dénonçant le « Front commun », qui serait entre les mains des « soviets »41. En province les procédés de perturbation sont réactivés selon les mêmes modes opératoires qu’à la Belle Époque. À Lisieux (Calvados), le maire radical se retrouve confronté à l’inscription « Justice et vive le Roi ! » en prenant la tête du cortège après son discours42. Dans les environs de Rochefort, à Tonnay-Charente, des jeunes d’extrême droite s’en prennent à une statue et aux bâtiments publics dans la nuit du 13 au 14 juillet 1935, dans le but de perturber la fête et de nuire aux partis de gauche (43).
On remarque le soin mis dans le choix des lieux et des bâtiments sur lesquels s’étalent les graffitis. En effet, les lieux visés deviennent par le fait un support de signes visibilisés. Ils sont aussi un élément du discours implicite. En 1909 à Narbonne, ce sont des bâtiments incarnant le pouvoir républicain qui sont visés. La sous-préfecture est couverte d’inscriptions44. Même sanction à Épinal en octobre 1909 pour la préfecture. Les palais de justice sont également frappés à Nantes45, à Narbonne, avec dans ce cas une attention particulière à ce que les peintres nocturnes considèrent comme un « Gîte de faussaire46 ». Les mairies, symboles de la République au village, sont aussi passées au coaltar. C’est le cas à Saint-Leu, au Plessis-Bouchard et à Taverny. L’exploit des Camelots du cru est souligné comme il se doit par L’Action française qui ne manque pas de mettre en avant le geste et sa signification : « Les inscriptions en belle peinture noire ressortaient, magnifiques et vengeresses, sur la blancheur des sanctuaires républicains47 ». En Bretagne, en 1906, ou bien encore dans l’Hérault, à Ganges, en 191248, l’école de Jules Ferry, considérée comme l’école sans dieu, l’école des francs-maçons, est un objectif privilégié des badigeonneurs. La détestation des quatre confédérations réapparait d’ailleurs scripturalement par la désignation des bâtiments à une supposée ou espérée vindicte populaire. En 1933, à Rennes, la façade de la loge maçonnique est ainsi couverte d’une inscription « Terre des ∴ » pour protester contre la pièce du libre penseur breton Yves Le Febvre, La Terre des prêtres (49).
Ce type d’inscription sur des bâtiments s’accompagne d’attaques contre des figures honnies. Aristide Briand est ainsi victime quelques mois après son décès d’une véritable opération d’envergure en octobre 1932 à Rennes. Des membres d’une section d’AF mystifient la police en détournant son attention pour mieux appliquer à plusieurs bâtiments de la ville de grandes inscriptions « Briand a trahi ! ».
Les plaques de rue peuvent aussi devenir le réceptacle de barbouillages et de graffitis, comme ce fut le cas pour Roger Salengro quelques mois après sa mort à Neuilly-sur-Marne. Dans le même mouvement, les plaques honorant Paul Lafargue, socialiste et gendre de Karl Marx, subissent le même sort, le tout agrémenté de grandes inscriptions « PSF » (50).
Cependant, s’en prendre à des sémiophores ou des sémaphores civiques51 tels que les statues s’avère beaucoup plus rentable en termes de retentissement médiatique et symbolique. Un des actes les plus importants des Camelots a lieu en mars 1909, alors que l’agitation nationaliste bat son plein. Les monuments d’Édouard Grimaux52 à Rochefort et surtout celui d’Émile Zola à Suresnes font en vain l’objet de tentatives de destruction53. Dès lors, les Camelots modifient leur répertoire d’action pour y intégrer le graffiti. Ils investissent les jardins du Luxembourg et commettent de nombreuses déprédations. Le monument de Scheurer-Kestner est maculé de goudron et l’allégorie de la vérité, mutilée. De nombreuses autres statues sont couvertes de graffitis « 445 », complétés par des « À bas la Gueuse ! » et « À bas le Sénat ! ». À l’inverse, les statues de la duchesse d’Orléans ou de la princesse Louise de Savoie sont affublées de « Vive le Roy ! ». Le choix de Scheurer-Kestner est bien sûr lié à son rôle dans l’affaire Dreyfus. L’objectif de visibilisation de la cause de l’AF est atteint, en partie parce que la presse républicaine, et notamment L’Aurore de Clemenceau54, s’indigne et dénonce la stupidité et la puérilité de ces actes commis par la jeunesse royaliste, ce qui amplifie de fait l’audience nationaliste et même son recrutement. L’enquête vise les Camelots, d’autant plus que doit être inauguré en grande pompe le monument Floquet quelques jours après, avec la présence des présidents des deux chambres et de Clemenceau. D’autres monuments sont frappés durant cette période d’incubation des pratiques des Camelots, et pas seulement à Paris. À Millau, en 1911, à Asnières, en 1912, sont touchés des édicules évoquant les valeurs de la République et ses racines philosophiques, puisque ce sont les statues de l’éducation morale et de Jean-Jacques Rousseau qui subissent les foudres nationalistes 55. On peut voir dans cette « statuophobie » d’avant 1914 une réponse à la « statuomanie » républicaine. Il s’agit aussi d’une réponse à ce que l’extrême droite peut elle-même considérer comme du vandalisme, à savoir la laïcisation massive de l’espace public à partir de 1880 par les républicains, qui suppriment les monuments religieux tels que les calvaires situés sur le domaine public, légalement ou de manière sauvage56. Néanmoins, la pratique est réactivée après la Première Guerre mondiale selon le même schéma : appuyer le message politique de la ligue par une campagne de provocation et d’agitation. À la fin de 1922 et au début de 1923, alors que la crise avec l’Allemagne bat son plein sur la question des réparations, les Camelots interviennent dans le débat par des écritures nocturnes sur différents monuments. La statue de Léon Gambetta au Neubourg est en particulier recouverte d’inscriptions antirépublicaines : « La République c’est le règne de l’étranger ! » ou « À bas la république de Bismarck et Gambetta ! »57. La statue de Waldeck-Rousseau est frappée pour les mêmes raisons en janvier 1923. Maurras et Daudet dénoncent à longueur de colonnes la germanophilie de l’ancien président du Conseil, coupable par ailleurs à leurs yeux d’avoir réprimé l’agitation nationaliste durant l’affaire Dreyfus.
Les Camelots profitent aussi de la présence de députés du mouvement à l’Assemblée et semblent bénéficier d’une certaine indulgence du gouvernement Poincaré, attaqué durement sur ce point58. Quelques années plus tard, le même mode d’action couplant la virulence d’une campagne de presse et des actes de délinquance graphique se produisent lorsque l’AF défend bec et ongles l’idée de la neutralité de la France face aux menées italiennes en Éthiopie. Cette fois, ce sont les monuments Émile Combes à Pons (Charente-Maritime)59 et surtout celui dédié à Aristide Briand à Pacy-sur-Eure qui sont visés. Le geste contre Briand est tout à fait significatif, puisque à travers sa figure c’est la SDN et les sanctions infligées à l’Italie fasciste qui sont dénoncées. Ces attaques orientées contre des figures de pierre se prolongent aussi contre des adversaires politiques bien vivants, avec une violence symbolique croissante.
Une des singularités de l’usage du graffiti par l’extrême droite est d’en faire un instrument de menace ad hominem qui résonne avec les pratiques de violence et d’intimidation employées dès le début du siècle. Cela fait écho aux accents virilistes des troupes de choc royalistes ou plus largement d’extrême droite, qui cherchent ou font mine de chercher la confrontation physique pour mieux dénigrer leurs adversaires accusés de se dérober. Dans cet ordre d’idée, les domiciles de plusieurs personnalités sont visés. Au cœur de la campagne de 1909, c’est Gabriel Monod qui est pris pour cible à son domicile de Versailles. Protestant, défenseur de Dreyfus, ayant fait valoir son expertise sur les bordereaux de l’affaire, sa maison est frappée par des « À bas Zola ! », « Monod-Dreyfus », « 445 ! », avec une signature qui ne laisse pas d’équivoque via un graffiti intitulé « Les Camelots du Roy » (60).
Cependant, l’opprobre graphique s’abat aussi avec une virulence décuplée sur ceux qui sont accusés de trahir le camp national et catholique. Ainsi, l’abbé Lemire, député du Nord, apôtre d’un catholicisme social, coupable d’avoir approuvé la loi de séparation de 1905, puis d’avoir été réélu avec l’aide des républicains, subit les foudres des Camelots. À l’occasion d’une conférence qu’il tient à Nieppe (Nord), des inscriptions « À bas Lemire, ami des F.M. ! » sont faites sur la maison du président de la Ligue républicaine locale. Il s’ensuit des affrontements, ce qui est une façon de nuire à l’orateur en créant un trouble à l’ordre public. De même, la maison du maire de Rennes est frappée, notamment par une inscription « Voleur ! »61. Dans ce cas, il s’agit pour l’AF de défendre le catholicisme et l’Église. En effet, l’inscription est une allusion aux achats de biens religieux effectués par la ville62. Au début des années 1920, l’AF reprend ces pratiques en frappant des organes de presse adverses ou rivaux. Marc Sangnier et son journal La Démocratie sont pris pour cible. La façade de l’immeuble du Sillon est recouverte d’injures peintes au coaltar : « À bas tartufe ! », « Mark tartufe le Boche », accompagnées de grands « Vive le roi ! ». Le journal de Maurras applaudit ces « bons Français » qui ont ridiculisé « Tartuffe-Sangnier »63, qui s’oppose à la politique dure menée par Raymond Poincaré et soutenue par les parlementaires de l’AF. Ce mode d’action, liant l’activisme brutal des Camelots, les campagnes de presse de L’Action française et les prises de position des députés royalistes, donnent du grain à moudre à certains, qui reprochent à Maurras et consorts de verser vers le modèle fasciste qui vient de s’imposer en Italie. Gustave Tery, directeur de L’Œuvre, est de ceux-là. Alors que les Camelots sont en pleine effervescence suite à la mort de Marius Plateau, son domicile est recouvert de graffitis « WC » et les locaux de L’Œuvre sont envahis et saccagés.
Cette prise à partie des biens personnels et la menace ad hominem à peine voilée sont des spécificités de l’activisme graphique d’extrême droite. La pratique se perpétue dans la durée et se radicalise durant la crise des années 1930, avec un véritable basculement vers la menace de mort. Léon Blum en est une des victimes centrales dès 1935. Il est ainsi pris à partie par une inscription « Blum au poteau ! »64, puis par cette autre, tracée en lettres rouges sur les murs de Biarritz : « F : Blum, la neutralité ou ta peau… »65 Ces menaces s’expliquent par le contexte de la guerre d’Éthiopie et sont tout à fait assumées et explicitées par Maurras66. Le graffiti à l’encontre de Blum est donc une menace très concrète et précise, un appel au meurtre. Léon Blum, député, juif, franc-maçon, socialiste, est mis en avant car il incarne l’anti-France détestée par Maurras. Le député de Narbonne est poursuivi par cette haine dès lors qu’il accède au pouvoir. De passage à Marseille, un graffiti « À bas Léon Blum » en lettres majuscules accompagné de fleurs de lys en guise de signature est réalisé sur sa résidence67. L’Action française s’en délecte en évoquant l’inscription qui résiste aux assauts des agents de la mairie qui voulaient effacer l’outrage. Sous des dehors potaches, la mention de l’adresse précise du logement et la poursuite obsessionnelle du président du Conseil résonnent là encore comme une incitation au passage à l’acte.
Ce genre de menace vise également des hommes politiques moins connus, ce qui reflète l’antiparlementarisme de l’extrême droite. Le député radical Fernand Gentin est menacé en 1935 pour les mêmes raisons que Léon Blum au sujet du conflit éthiopien. Une inscription longue de dix mètres est faite sur les murs de sa maison d’Isle-Aumont (Aube). Le texte est une menace de mort sans équivoque : « À Gentin l’assassin, premier avertissement ».68 Ces menaces font suite à la campagne lancée par Maurras en faveur de la neutralité et dont on voit la traduction concrète auprès des troupes de choc royalistes. De la même façon, le sénateur-maire de Sens voit sa résidence prise pour cible69. Après avoir assiégé le domicile, les militants se retirent une fois les murs de la maison copieusement agrémentés de graffitis. La pratique de la désignation du domicile se répète d’ailleurs à de nombreuses reprises dans le sillage de la crise du 6 février 1934. Le député de droite Laurent Bonnevay, président de la commission d’enquête sur cette émeute, subit les foudres des ligueurs pour avoir mis en exergue leurs responsabilités. Durant la nuit du 6 au 7 février 1935, l’immeuble où il vit est maculé de rouge. Simultanément, la maison du député communiste Arthur Ramette voit sa façade recouverte de l’inscription « Ici habite un député assassin »70. Ces différents exemples attestent de l’usage du graffiti non plus comme un instrument de propagande, mais comme un outil de violence politique pour semer la peur en menaçant directement des parlementaires. Un seuil est donc franchi et cela s’inscrit dans un contexte plus large qui peut évoquer une forme de fascisation du répertoire d’action de l’extrême droite, à la fois par une radicalisation des affrontements en France, mais aussi sous l’influence des modèles allemand et italien.
À travers les pratiques utilisées par les groupes d’extrême droite se noue un rapport dialectique avec les autorités. Face aux graffitis, le parquet ouvre systématiquement une enquête pour dégradation de biens publics. Même si le déroulement nocturne et l’anonymat des inscriptions permettent une certaine immunité aux activistes, des cas d’interpellation et de comparution devant la justice sont avérés. Pour autant, confondre les auteurs se révèle assez difficile. En avril 1909, à Rennes, quatre Camelots sont poursuivis, mais il s’avère impossible d’établir leur culpabilité concernant les graffitis sur des monuments publics71. La question de l’élucidation et des poursuites peut aussi devenir un enjeu politique, avec l’argument d’un laxisme supposé ou réel des policiers. Ainsi, sous le titre « Un exploit de la camelote », un article du Populaire relève l’inscription de graffitis royalistes dans le jardin des Tuileries pour mieux sous-entendre que le pouvoir laisse faire, voire se rend complice des factieux : « Mais les disciples de Daudet, qui complotent ceux-là vraiment contre la République, n’ont rien à craindre de la Police de M. Poincaré (72) ».
Les adversaires républicains des Camelots, y compris les juges, ne perdent d’ailleurs pas une occasion de les réduire au rang de vulgaires vandales et de dénoncer leur bêtise lorsqu’ils sont confondus, comme le président du tribunal de Narbonne qui se moque de l’ignorance des auteurs des faits à l’origine de l’inscription « 445 » sur des bâtiments publics. La presse républicaine n’est pas en reste. Elle raille les « royaux badigeonneurs73 », « les apaches du roi », en référence aux bandes de malfaiteurs de l’Est parisien qui sévissent dans les années 1900. La comparaison n’est bien sûr pas flatteuse et met en avant la brutalité, y compris graphique, des activistes royalistes (74).
Outre les autorités et la police, un rapport dialectique se noue aussi avec les adversaires politiques. Par définition, les graffitis comme les affiches se succèdent avec un effet de palimpseste. Il s’agit de « couvrir » l’autre par ses propres mots. Une guerre des murs se joue alors avec des pratiques de détournement. Ainsi, dans le Quartier latin de l’avant-guerre, les opposants aux Camelots rajoutent un « e » à la fin du mot camelot quand celui-ci figure sur des graffitis, transformant celui-ci en « camelote »75. L’hebdomadaire communiste Regards observe avec malice le procédé en 1935, en montrant par exemple le symbole des Croix-de-Feu dessiné à la craie, auquel a été rajoutée l’expression « aux poteau » (sic).
De même, Marc Sangnier, victime des quolibets épigraphiques de l’AF, choisit de retourner le stigmate en ne nettoyant pas le graffiti, qui est au contraire surmonté d’une affiche sur laquelle il est écrit : « Exemple de moyen de polémique de l’Action française »76.
Pour les groupes d’extrême droite, l’usage du graffiti est à la fois un défi au régime et une façon d’augmenter leur audience. Ainsi, la presse d’extrême droite, notamment l’Action française, agit comme un amplificateur du phénomène. Cela passe d’abord par une relation du moindre fait de ce type, ce qui monte en épingle des événements mineurs par leur impact réel, mais démultiplié sous l’effet des rotatives. Un graffiti commis à Paris ou en province obtient de ce fait une notoriété nationale. De là découle ce que l’on pourrait appeler une « logique du tableau d’honneur » qui a le don d’inciter les activistes à se surpasser. D’ailleurs, le journal n’hésite pas à en faire état en débutant un de ses articles par la phrase « Dubuisson fait école »77, en référence aux nombreux graffitis produits par ce Camelot. Les passages en correctionnelle, les peines de prison sont autant d’honneurs pour les militants et le graffiti est un outil commode pour obtenir son bâton de maréchal. À l’inverse, échapper aux foudres de la justice républicaine signifie que vous avez réussi à ridiculiser sa police et le régime, incapables d’empêcher de tels actes. L’Action française ne manque d’ailleurs pas de souligner le courage d’un de ses membres qui n’hésite pas à réaliser des inscriptions sur le lieu d’une réunion d’une association démocratique locale : « il s’exposait à être pris, et on sait que la République ne plaisante pas avec ses adversaires »78. En province, et singulièrement dans une petite ville, la dialectique introduite par les graffitis peut être vécue à front renversé face à une population qui peut se révéler plus sensible. À Millau, une statue intitulée « l’Éducation morale » se retrouve recouverte d’inscriptions mêlant des slogans royalistes et prenant à partie le personnel politique local : « À bas la République. À bas Balitrand, Montet, Loubat, etc. À bas les voleurs. Vive l’école crétine. Vive le Pape, Vive le Roi »79. Les royalistes se défendent énergiquement et réfutent publiquement toute responsabilité dans cet acte dans lequel ils voient la main de leurs adversaires (80).
Le sentiment de désordre ou les désagréments liés à ces pratiques sont d’ailleurs des arguments utilisés par les adversaires de l’extrême droite pour la pointer du doigt et insister sur l’aspect subversif et violent de ces mouvements. François Billoux, député communiste des Bouches-du-Rhône, écrit ainsi en 1937 au préfet de ce département pour se faire l’écho des plaintes reçues concernant la dégradation de façades et des devantures81. Le député sait probablement que, dans le contexte de guerre des murs qui caractérise les années 1930, tous les partis sont concernés. Mais il saisit l’opportunité offerte par le mécontentement populaire pour se poser en défenseur des petits propriétaires et retourner la peur du rouge en peur du fasciste.
Dans leur contenu, les graffitis d’extrême droite ont une dimension tout à fait classique dans le registre de la dénonciation et de l’emphase. Ce qui les caractérise est la précocité de leur emploi systématique initié par les Camelots du roi dès 1909. L’autre singularité est finalement que les graffitis s’inscrivent dans l’écosystème militant de l’extrême droite comme une forme d’extension du domaine de la violence, ou de continuation de la violence par d’autres moyens. En effet, quand les militants d’autres forces utilisent le graffiti comme un simple outil de propagande, ceux d’extrême droite s’en servent comme d’une arme politique, dans le registre de l’intimidation, de la menace directe. Cette singularité pose la question de la réception de ces signes par les gens ordinaires.
Cela reste encore un chantier à explorer, même si cela nous est en partie connu par la médiation de la presse et par les rapports policiers. Néanmoins, on peut formuler aussi l’hypothèse d’une certaine indifférence ou inertie face à la propagande graphique. En effet, comment expliquer que des traces aient pu subsister ? Une photographie atteste de la persistance de sigles PPF à Saint-Denis en 194582 et encore en 1947 on relève des « Vive Pétain ! » ou « Vive Darnand ! »83, traces brûlantes qui persistent parfois pendant des décennies. Quelle ne fut pas ma propre surprise en découvrant des inscriptions PPF datant probablement de 1939 dans un village héraultais, près de 70 ans après leur réalisation. Le fait n’est pas isolé, puisqu’à Périgueux ont longtemps subsisté des graffitis glorifiant Doriot, accompagnés du symbole du PPF84. On peut ici s’interroger sur les raisons qui ont poussé les autorités ou les propriétaires à ne rien faire pour effacer ces signes. Cela renvoie probablement à une micro-histoire des affrontements symboliques, qui reste à écrire.
Richard Vassakos