Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE, NI CHARLIE !

Le Site de Demain le Grand Soir est issu de l’émission hebdomadaire sur "Radio Béton", qui fut par le passé d’informations et de débats libertaires. L’émission s’étant désormais autonomisée (inféodé à un attelage populiste UCL37 (tendance beaufs-misogynes-virilistes-alcooliques)/gilets jaunes/sociaux-démocrates ) et, malgré la demande des anciens adhérent-es de l’association, a conservé et usurpé le nom DLGS. Heureusement, le site continue son chemin libertaire...

Le site a été attaqué et détruit par des pirates les 29 et 30 septembre 2014 au lendemain de la publication de l’avis de dissolution du groupe fasciste "Vox Populi".

Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Contre l’extrême-droite : quel horizon stratégique ?
Article mis en ligne le 29 novembre 2024
dernière modification le 15 novembre 2024

par siksatnam

L’Institut la Boétie fait paraître son premier livre Extrême-droite : la résistible ascension (Ugo Palheta (dir.), Éditions Amsterdam, 2024). Il s’inscrit dans un débat houleux depuis des années : la gauche doit-elle parler aux électeurs RN pour « reconquérir (toutes) les classes populaires » ou considérer que sa majorité se trouve ailleurs ? Front de classe d’un côté. Coalition progressiste (« quartiers populaires », jeunesse étudiante, diplômés précarisés) de l’autre. La première stratégie comporterait le risque de s’avancer sur des questions jugées d’extrême-droite. La seconde, d’enfermer la gauche dans ses « bastions » et de la maintenir dans une posture éternellement minoritaire. Pour trancher cette alternative, l’ouvrage de l’Institut La Boétie convoque de nombreuses contributions universitaires et défend la construction d’une majorité renouvelée. Recension.

L’électorat ouvrier, au cœur des débats

L’approche stratégique d’une coalition progressiste a été embrassée de manière franche par Jean-Luc Mélenchon ces derniers mois. Entre autres sorties médiatiques, il avait notamment déclaré au quotidien italien La Repubblica en juin, à propos des électeurs RN : « Nous avons proposé un salaire minimum à 1 600 euros, la restauration des maternités, la réouverture des écoles dans les zones périphériques… ça ne marche pas, et vous savez pourquoi ? Leur priorité, c’est le racisme. » Pour d’autres, à l’instar de François Ruffin, une telle affirmation revient à réactualiser les conclusions de la fameuse « note Terra Nova ». En 2011, ce think-tank proche du Parti socialiste avait acté l’abandon d’une lecture de classe au profit d’une stratégie axée sur les « valeurs » de l’électorat et accompagné le tournant plus général du PS vers le néolibéralisme… Le député de la Somme, qui reproche à la France insoumise un abandon « théorisé et délibéré » des classes populaires, en a d’ailleurs fait un marqueur médiatique.

Hasard de calendrier, la parution de l’ouvrage de l’Institut la Boétie coïncide avec celui de Vincent Tiberj sur un thème similaire, l’une des quelques personnalités remerciées et citées par la note de Terra Nova en 2011. L’auteur de La droitisation française. Mythes et réalités (PUF, 2024) a participé à une conférence avec Jean-Luc Mélenchon le 24 octobre, au cours de laquelle les deux intervenants ont développé des analyses similaires sur certains sujets. La « note Terra Nova » de 2011 s’appuyait notamment sur une étude statistique de Vincent Tiberj pour établir que « désormais, les ouvriers se positionnent en priorité en fonction de leurs valeurs culturelles – et ces valeurs sont profondément ancrées à droite ». Plus loin, elle le cite pour défendre que « la “majorité qui vient” est structurellement à gauche », en raison de la progression démographique des diplômés, des athées et des Français d’origine étrangère.

Du côté de la France insoumise, on se défend de toute proximité avec les conclusions de la « note Terra Nova ». On rappelle que la radicalité du programme économique démarque LFI des « sociaux-démocrates », continue de heurter les plus libéraux au sein même du Nouveau front populaire (NFP) et lui vaut encore des accusations en bolchévisme. Surtout, on défend qu’il n’est pas possible de séparer questions « sociales » et « sociétales » : « les grèves salariales, mais aussi les mouvements antiracistes, anti-impérialistes, féministes, pour le droit au logement, ou le mouvement climat, sont des luttes de classe », écrit Antoine Salles-Papou, cadre de l’Institut La Boétie, dans une note de blog. Autrement dit, pour parler aux classes populaires dans toute leur diversité, il faut défendre une stratégie antifasciste. La lutte contre l’extrême droite ne se superpose pas à la lutte pour défendre les milieux populaires : elle en fait partie.

Comprendre la progression de l’extrême droite

L’un des principaux mérites de l’ouvrage réside dans la description minutieuse qu’il propose, à travers les contributions de chercheuses et chercheurs en sciences sociales, de la progression des idées d’extrême droite dans la société française. Cette « extrême-droitisation » est perceptible dans les espaces public et médiatique, ainsi qu’au sein d’une partie de l’appareil d’État, en particulier au sein de la police [1], d’après les auteurs de l’ouvrage. En décrivant de façon thématique la normalisation des contenus idéologiques d’extrême droite dans l’ensemble des secteurs sociaux, loin d’une simple analyse de la seule progression électorale du RN, les contributions évitent le piège de la tautologie qui consisterait à penser que l’extrême droite grandit car le RN progresse, et que le RN progresse car l’extrême droite grandit. Cette description donne à voir l’ampleur de la tâche qui doit préoccuper les forces de gauche : reconquérir l’hégémonie.

Le premier facteur de l’extrême-droitisation de la société française se manifeste dans la constitution progressive d’une offensive idéologique de grande ampleur, capable de décliner culturellement ses principes pour les adapter aux grandes questions qui traversent la société. Investir d’enjeux politiques traditionnellement marqués à gauche et en même temps devenus incontournables dans le débat public, comme le féminisme ou l’écologie, lui permet de diffuser son imaginaire au sein de franges de la population jusqu’ici peu perméables aux discours réactionnaires. À ce titre, l’essor de l’électorat féminin en faveur du RN n’est probablement pas sans lien avec cette inflexion. Depuis 2012 et la première candidature de Marine Le Pen à l’élection présidentielle, le différentiel de vote en fonction du genre s’est tendanciellement équilibré. Ainsi, au premier tour des élections législatives, le 30 juin 2024, 32 % des femmes ont voté pour une formation classée à l’extrême droite, contre 36 % des hommes.

L’ouvrage compte ainsi deux chapitres consacrés à la question. Cherchant à analyser le discours de l’extrême droite sur le genre, Cassandre Begous et Fanny Gallot montrent par exemple que la défense des femmes tient désormais une place centrale dans la rhétorique anti-trans, considérant que l’inclusion des femmes transgenres dans la catégorie des femmes risque de dissoudre l’identité féminine. Les questions de genre et de sexualité ont ainsi été l’instrument du « redéploiement d’un discours essentialiste et transphobe ». Par ailleurs, en refusant l’affranchissement de la destinée biologique, et en enchaînant la condition féminine à cette dernière, l’extrême droite circonscrit « les femmes à la maternité, les considère comme vulnérables et faibles, mais aussi comme naturellement habitées par un instinct qui les pousse à nourrir et à protéger les enfants » et transforme « les aspirations féministes à l’émancipation en demandes de protection et, ainsi, de maintenir les femmes dépendantes de la domination masculine ».

De son côté, la contribution de Charlène Calderaro souligne que le féminisme fait l’objet d’une véritable « appropriation » de la part de l’extrême droite, dans la mesure où « la défense des droits des femmes occupe une place centrale » dans l’incorporation de valeurs libérales à sa matrice raciste et autoritaire. Les militantes « fémonationalistes » adhèrent à l’égalité femmes-hommes, et réussissent d’autant mieux à adapter cette norme « à un agenda politique, à un objectif ainsi qu’à un cadre idéologique différents de ceux qui avaient été fixés par les acteur·rices initiaux de la cause ». La mobilisation contre le harcèlement de rue est au cœur de cette opération idéologique puisqu’elle permet de racialiser le sexisme « en prétendant que les violences sexistes et sexuelles émanent exclusivement, ou quasi exclusivement, des hommes racisés ».

L’extrême droite semble toutefois plus en mal de s’approprier la thématique écologique. Si l’on trouve dans l’espace groupusculaire radical une véritable élaboration doctrinale mêlant défense de la nature, rejet de la modernité et du « mondialisme », notamment au sein de la Nouvelle Droite, Zoé Carle estime qu’« une écologie d’extrême droite peine à exister réellement ». L’extrême droite mainstream se contente de dénoncer l’« écologie punitive » à laquelle sont assimilés l’interdiction des pesticides, la limitation des mobilités individuelles polluantes et l’usage des énergies fossiles. L’« écologie de bon sens » qu’elle promeut se résume au principe de « localisme », c’est-à-dire au fait de produire, consommer et recycler au plus près. L’approfondissement de la thématique écologique par des partis comme le RN ou Reconquête ne devrait toutefois pas tarder, puisque l’« écologie de bon sens » partage avec l’« écologie intégrale » de la sphère radicale une vision dichotomique entre « alternatives enracinées » et propositions « hors sol » des partis et militants écologistes traditionnels.

Devant ce constat d’une normalisation des idées d’extrême droite, l’ouvrage propose une analyse matérialiste des conditions qui l’ont permise. Félicien Faury, auteur d’un ouvrage récent et très remarqué, Des électeurs ordinaires : enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, 2024), propose une étude stimulante des caractéristiques sociales, des lieux de vie et des perceptions des électeurs du RN issus des classes moyennes. L’ouvrage s’intéresse également à la structuration de l’offre politique d’extrême droite par une fraction des classes dominantes. Marlène Benquet, analysant les soutiens financiers de l’extrême droite, montre par exemple que l’émergence depuis le début des années 2000 d’un nouveau mode d’accumulation financier, porteur d’intérêts politiques propres, a fragilisé le bloc néolibéral au profit d’une orientation « libertarienne-autoritaire ».

Par ailleurs, l’ouvrage accorde aux médias de masse un rôle central dans l’extrême-droitisation des esprits. La constitution d’empires médiatiques ouvertement éactionnaires joue en effet un rôle important dans le processus d’extrême-droitisation – en témoignent le funeste groupe Bolloré ou, depuis la rédaction de l’ouvrage, le projet Périclès porté par Marc-Edouard Stérin ou encore l’influence du réseau Atlas récemment mise en lumière. Samuel Bouron souligne toutefois combien la normalisation et la diffusion des visions du monde de l’extrême droite se fait bien plus par les médias a priori sans agenda réactionnaire, mais dont « l’appétit en faits divers et en polémiques [dans une logique d’audimat et de rentabilité commercial] constitue une énorme opportunité pour l’extrême droite, qui sait désormais parfaitement l’exploiter ».

Cela est d’autant plus important que, comme le décrit Ugo Palheta, la banalisation et la légitimation des discours xénophobes et racistes par des acteurs centraux des champs médiatiques et politiques, au moment où les politiques néolibérales provoquent une peur du déclassement au sein de la population, désigne « une cible logique et commode à celles et ceux qui cherchaient, sinon une explication de leurs craintes et de leur malaise, du « moins un bouc-émissaire facile ».

Ces différentes contributions renvoient, en négatif, à l’effacement progressif de la gauche dans la production des imaginaires collectifs depuis une vingtaine d’années, au profit d’une extrême droite qui a su investir ce champ culturel. Si l’ouvrage ne fait que toucher du doigt ces enjeux, l’abandon par la gauche d’une ambition culturelle hégémonique semble avoir accompagné les évolutions de la société elle-même : le déclin du mouvement ouvrier, aussi bien dans sa composante communiste que social-démocrate, l’éclatement du monde du travail, l’atomisation et la baisse du niveau de syndicalisation qui en découle, ne facilitent pas cette tâche. Les travaux sur les cultures politiques ouvrières de Benoît Coquard, de Xavier Vigna, de Julian Mischi ou encore de Marion Fontaine ont pourtant bien montré le rôle structurant des partis de gauche dans la politisation des classes populaires à l’échelle locale au cours du XXe siècle, y compris dans des territoires aujourd’hui touchés par un vote majoritairement en faveur du RN. De même, ces partis ne négligeaient pas le travail culturel de fond, à travers l’éducation populaire, la formation intellectuelle de militants issus des classes populaires, la production et la diffusion de contenus culturels participant à la diffusion de leurs idées.

Le cinéma et la littérature communistes héroïsaient cette classe ouvrière luttant pour son émancipation individuelle et collective, participant ainsi à diffuser une relative conscience de classe et à approfondir les solidarités dans l’usine comme dans la cité ou au village. Tout cet effort a soudé pendant des décennies des groupes sociaux sur le plan politique, autour d’un ensemble des représentations, d’une vision partagée du monde, d’une lecture commune du passé et d’une projection collective dans l’avenir. Autant de pistes qui ne sont pas traitées dans l’ouvrage. Les temps ont certes changé, mais la gauche ne gagnerait-elle pas à poser, à nouveaux frais, la question de la structuration partisane, dans une optique de reconquête de l’hégémonie ?

Quel barrage face au Rassemblement national ?

Dans l’introduction du livre de l’Institut La Boétie, on peut lire que « l’extrême droite a constitué un bloc électoral, c’est-à-dire une coalition sociale qui lui est propre. Son assise dans une partie des classes populaires ou moyennes ne doit être ni niée ni surestimée » [2]. Un constat équilibré, que l’on ne peut que rejoindre, mais que ne reflètent pas toujours les contributions. Félicien Faury consacre ainsi un chapitre à mettre en évidence la dimension bourgeoise et conservatrice du vote RN. Il se fonde sur une étude en région PACA, dont l’intérêt est évident. Mais, comme lui-même ne le conteste pas, son ethnographie ne saurait être représentative du vote RN dans son ensemble. Et certainement pas du vote « ouvrier » des régions du Nord de la France. Sur celui-ci, c’est en vain que l’on cherchera une contribution spécifique.

De même, Yann le Lann précise que « les classes populaires qui votent RN sont, en matière d’emploi et de travail, sur des positionnements généralement antagonistes aux valeurs de gauche » [3]. Affirmation qui aurait à tout le moins mérité quelques approfondissements. On ne citera qu’un sondage IFOP effectué en septembre 2023 [4], selon lequel 77% des électeurs du RN s’affirmaient en faveur d’une retraite à 60 ans, soit six points de plus que la population générale. Du reste, si certains travaux montrent effectivement un positionnement relativement individualiste des électeurs RN à l’égard du travail, compte tenu de la structuration sociale de cet électorat, ne devrait-il pas plutôt s’agir d’un signal d’alarme pour la gauche ? Puisque celle-ci défend une émancipation collective et lutte pour l’amélioration générale des conditions de travail, qu’elle perde prise sur une partie non négligeable des travailleurs n’impose-t-il pas d’aller les chercher au forceps, plutôt que les abandonner ?

On soulignera en ce sens le constat dressé par Stefano Palombarini : « il serait erroné d’avancer que le racisme est la cause fondamentale du soutien au Rassemblement national » (qui précise que l’existence d’un « racisme diffus et systémique » permet néanmoins une division des classes populaires sur laquelle prospère le vote RN) [5]. À l’instar de ce constat, comprendre l’ensemble des ressorts du vote RN implique non seulement de tenir compte de la position sociale qu’occupent désormais ses électeurs, mais aussi de leur perception des discours politiques qui n’ont jamais permis de mettre un frein à l’ouverture à la concurrence et au déclassement qui en découle. Comme le souligne le sociologue Luc Rouban en conclusion de son dernier ouvrage [6] : « Le vote RN est devenu une réaction non pas de « colère », comme le disent les sociologues de plateau, mais de refus de l’indifférenciation et de ce qu’elle signifie : la déchéance sociale d’acteurs devenus de simples consommables interchangeables et précaires ».

À la fin de l’ouvrage, Clémence Guetté, députée de la France Insoumise et vice-présidente de l’Institut La Boétie, explicite les conséquences stratégiques que le mouvement tire des différentes contributions théoriques précédentes. À la lueur de celles-ci, un premier élément peut susciter l’interrogation du lecteur. Si la progression électorale du Rassemblement national est indéniable, l’incapacité de la gauche à lui opposer une alternative d’ampleur – et à même de l’emporter en nombre de voix – aux précédents scrutins est en quelque sorte déniée. Les sondages, qui tendent à montrer que les formations de gauche sont confrontées à un plafond de verre, sont systématiquement rejetés comme des outils au service du formatage de l’opinion, en ce qu’ils ne fourniraient qu’une photographie cadrée et orientée de l’électorat.

Même dans le cas où nous accordons une place prépondérante aux sondages dans la formation de l’opinion, comment tirer de ce postulat la conclusion selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’effectuer un bilan objectif de la stratégie politique de la gauche ces dernières décennies ? Le front unique, incarné successivement par la NUPES, puis par le Front Populaire, au prix d’attelages parfois contestables, n’a pas permis d’obtenir une large majorité populaire en faveur d’un programme de gauche. Pour autant, il est indéniable que cette stratégie a permis d’imposer, au moins thématiquement, une série de positions jusqu’alors inaudible en raison de la prévalence du social-libéralisme au sein du Parti socialiste. Mais est-ce bien suffisant pour affronter et vaincre le RN ?

À moyen terme, le risque d’une nouvelle dissolution semble loin d’être négligeable, et la logique de front républicain ouvertement trahie par le gouvernement, comme cela avait déjà été le cas en 2022, ne suffira cette fois sans doute pas. Dans ce contexte, la France Insoumise, par la postface de Clémence Guetté, suggère de maintenir le cap et de dresser un cordon sanitaire et moral avec l’électorat gagné par les thèses du RN : « Concéder une victoire qu’on pense même partielle sur des thèmes, sur les questions posées dans le débat public, en pensant ainsi réduire l’espace de l’extrême droite, c’est en réalité participer à l’extrême-droitisation et donc à son ascension » [7]. À l’appui de ce postulat, la politique menée par les gouvernements Sarkozy et Hollande en matière d’immigration et de sécurité, qui n’ont pas permis d’endiguer la progression du RN.

De manière symétrique, il serait possible de défendre que la ligne tenue par la gauche depuis une décennie n’a pas davantage permis de faire reculer l’extrême-droite sur le plan électoral. En outre, ce travail ne semble pas non plus avoir porté ses fruits au sein de l’électorat de gauche puisque 51% des sympathisants de la France insoumise déclaraient en 2023 estimer qu’il y a « trop d’immigrés aujourd’hui en France » [8].

Ce point mérite notre attention, car il est formulé à l’aune d’une étude [9] de deux politistes, Antonia May et Christian Czymara, selon laquelle le recours à des discours invoquant l’identité nationale par des partis traditionnels afin de contrer la progression de l’extrême-droite favoriserait en dernière instante la progression de celle-ci. Loin de contester une telle conclusion, il semblerait intéressant de la prendre au pied de la lettre : la construction d’une frontière politique autour de l’origine ethnique et non sociale des individus engendre un renforcement des tenants d’un discours nationaliste identitaire. Dès lors, invoquer, comme l’a récemment fait Jean-Luc Mélenchon dans plusieurs discours une « Nouvelle France », davantage issue de l’immigration qu’auparavant et fruit de la « créolisation », ne revient-il pas, en miroir, à entériner que le thème central du débat politique français se situerait désormais autour la question de l’identité des individus – et, en l’occurrence, de leur origine immigrée ?

Malgré les nombreuses critiques qui ont pu être affirmées par les tenants d’une gauche populiste à l’encontre de cette stratégie depuis plusieurs années [10], le choix de continuer à défendre avec conviction cette dernière semble être ici fait. Depuis les premières victoires électorales du KPÖ en Autriche, d’autres voies ont pourtant été récemment ouvertes par la gauche européenne. Que l’on songe au Parti du Travail de Belgique ou encore à l’émergence récente du parti de Sahra Wagenknecht, BSW, dont les premiers résultats semblent démontrer la capacité à contenir l’ascension de l’AfD [11], ces différents exemples, s’ils ne permettent pas d’affirmer avec certitude la capacité concrète de telles offres politiques à obtenir des victoires électorales face à l’extrême-droite, ont le mérite de fournir d’autres voies stratégiques à la gauche radicale.

Soulevée de manière opportune par Clémence Guetté, la question de l’implantation territoriale du RN semble être, en dernière instance, le point d’achoppement le plus important sur lequel la gauche devrait entamer une réflexion critique dans la perspective des prochains scrutins. Comme le soulignent les contributions de l’ouvrage, les idées d’extrême-droite ont, dans la période récente, pu capitaliser sur l’anomie induite par le néolibéralisme et la reconfiguration des lieux de production à l’aune de la mondialisation afin d’imposer un nouvel ordre culturel et moral qui devient progressivement dominant. Faire ce constat c’est, en négatif, assumer celui de l’incapacité de la gauche, syndicale et partisane des trente dernières années, à développer un parti de masse en mesure de fournir aux individus des lieux de socialisation et d’émancipation collective donnant vie de manière effective à l’alternative qu’elle prétend incarner. Il serait à cet égard utile de s’inspirer du socialisme municipal théorisé et mis en action au début du XXe siècle, offrant des victoires juridiques et idéologiques conséquentes sur la place des services publics et le fonctionnement de l’économie dont l’héritage est encore perceptible aujourd’hui.

En toute logique et face à l’imminence des prochains scrutins, deux stratégies s’offrent désormais à la gauche. Perpétuer la ligne actuelle, s’assurant ainsi certains bastions, en pariant implicitement sur la perspective d’un front républicain en cas de second tour ou choisir, en vue notamment des prochaines municipales, d’élargir le socle électoral auprès de l’ensemble des classes populaires en sortant du carcan établi jusqu’à maintenant et en manifestant ce choix par une implantation forte dans des territoires a priori défavorables afin de faire reculer la progression de l’extrême-droite. Ce chemin est sans aucun doute ardu et nécessite un certain nombre de réalignements stratégiques, mais l’imminence possible d’une victoire du RN et le risque de son installation pérenne en position dominante dans le paysage politique mérite, en tout état de cause, de l’envisager.