L’essayiste américain revient sur le réalignement politique des classes sociales dans leur rapport aux partis, que l’élection de Donald Trump a parachevé et clarifié.
Dans l’Ohio, le sénateur Sherrod Brown, grand défenseur de la classe ouvrière, a été renversé par un riche républicain. En Pennsylvanie, son collègue Bob Casey, en poste depuis trois mandats, devrait céder son siège à la Chambre haute du Congrès au républicain Dave McCormick, ancien PDG de l’un des plus grands fonds spéculatifs du monde. A Washington, Joe Biden, élu il y a quatre ans notamment grâce au vote ouvrier, laissera bientôt la Maison Blanche à une clique de grands patrons et de milliardaires – à commencer par Donald Trump. Aux élections de novembre, le Parti démocrate a bel et bien perdu la classe ouvrière. Selon les sondages de sortie des urnes, la majorité des ménages à faible revenu ont voté pour le candidat républicain, quand ceux qui gagnent plus de 100 000 dollars par an ont choisi la démocrate Kamala Harris.
Le paradoxe, progressif, fut analysé avec prescience par l’essayiste et historien américain Thomas Frank dans What’s the matter with Kansas (Pourquoi les pauvres votent à droite ?, Agone, 2013), publié il y a vingt ans aux Etats-Unis. Quelques années plus tard, il en avait étudié le pendant dans Pourquoi les riches votent à gauche (Agone, 2023). Proche des idées de Bernie Sanders, Thomas Frank était l’un des rares à avoir senti souffler le vent trumpiste avant sa première élection. Notamment parce qu’il avait compris la propension au sabotage d’une Amérique qu’il décrivait ainsi en 2004 : « Le pays ressemble davantage à un panorama de folie et d’illusion digne de Jérôme Bosch : de robustes cols bleus patriotes récitant le Serment d’allégeance tout en étranglant leurs propres opportunités ; de petits fermiers votant fièrement leur expropriation ; de pères de famille dévoués veillant soigneusement à ce que leurs enfants ne puissent jamais s’offrir une université ou des soins de santé adéquats ; d’ouvriers des villes du Midwest applaudissant à tout rompre un candidat dont les politiques mettront fin à leur mode de vie, transformeront leur région en “ceinture de rouille” et assèneront aux gens comme eux des coups dont ils ne se relèveront jamais. »
Il fut un temps où la classe ouvrière était l’épine dorsale du Parti démocrate, et l’élite économique, celle du Grand Old Party…
Les démocrates étaient le parti du New Deal, des travailleurs, des syndicats. Le parti qui a assommé Wall Street dans les années 30, le parti à l’origine de la sécurité sociale, de la GI Bill [loi qui a financé les études des soldats démobilisés de la Seconde Guerre mondiale, ndlr].
Jusque dans les années 70, la politique de classe en Amérique était assez simple, puisque l’élite éduquée et dirigeante, elle, votait pour le Parti républicain, qui avait pour grand projet de renverser le New Deal. Ce qui a été rendu possible par l’élection de Ronald Reagan [en 1980] : les républicains ont alors supprimé un grand nombre d’initiatives réglementaires, notamment concernant Wall Street.
Quand est-ce que les choses ont commencé à changer ?
Un peu comme Trump, Reagan était parvenu à attirer un grand nombre d’électeurs de la classe ouvrière, les fameux « Reagan Democrats ». Ce n’était pas un changement permanent : ils votaient pour lui parce qu’ils aimaient sa personnalité. Mais le phénomène de fond avait commencé avant. Dans les années 60, les Etats-Unis ont traversé une période très amère notamment à cause de la guerre du Vietnam. Nous avions alors un président très progressiste, Lyndon Johnson, qui avait fait des choses extraordinaires comme la création de l’assurance maladie, ou les lois qui ont soutenu les droits civiques des minorités. Mais il a aussi entraîné les Etats-Unis dans la guerre du Vietnam, qui a semé la discorde au sein des démocrates. Dès la fin des années 60, un fossé s’est créé entre la « New Left », une nouvelle gauche incarnée par les jeunes, les « professionnels éclairés » qui s’opposaient à la guerre, face à la gauche traditionnelle, c’est-à-dire les syndicats, qui eux la soutenaient. La faction de la nouvelle gauche a gagné, et progressivement éloigné les syndicats, et leurs adhérents, du Parti démocrate. Les identity politics ont elles aussi commencé à ce moment-là.
C’est donc un phénomène de réalignement qui s’est enclenché il y a plus d’un demi-siècle ?
Oui, mais il a fallu beaucoup de temps pour que les effets politiques se fassent sentir. Ceux qui ont causé ce pivot l’ont fait de manière très ouverte. Si vous lisez la littérature de la contre-culture de la nouvelle gauche, il y a beaucoup de mépris pour la classe ouvrière, dans les débats sur les enjeux moraux et culturels de l’époque [droit à l’avortement, droit des homosexuels, discrimination positive, éducation…], une polarisation qu’on appellera plus tard « guerres culturelles ». Or, les guerres culturelles sont toujours une forme de conflit de classes. Déguisé en autre chose, mais si vous grattez la surface, c’est toujours là.
La droite américaine est aujourd’hui à l’initiative de beaucoup de ces guerres culturelles – sur la transidentité, l’interdiction des livres dans les écoles, l’avortement…
Qu’elles soient utilisées à droite ou à gauche, elles restent une question de classe sociale. Les guerres culturelles de la gauche portent sur l’application du jargon académique à la société, ce que ses détracteurs appellent wokenes ». L’utilisation du langage de la justice raciale et de genre permet de faire avancer un projet de classe. La gauche américaine adore le jargon académique, que les gens ordinaires ne comprennent pas. Le seul intérêt de l’utiliser dans l’espace public est de dire : je suis meilleur que vous, je comprends des choses compliquées parce que je suis allé dans une bonne université, et que je suis une personne brillante et performante.
Les leaders démocrates qui ont suivi n’ont-ils pas cherché à corriger le tir ?
Bill Clinton parlait comme un démocrate de la vieille école, avec une inflexion très ouvrière, un populisme d’antan. Mais ce qu’il a fait pendant son mandat, c’est du reaganisme. Il a obtenu une extraordinaire déréglementation des banques de Wall Street. Il a fait passer des accords commerciaux qui avaient été pensés par les républicains. La période Clinton est le moment où le réalignement commence à vraiment prendre forme. Il disait de manière assez décomplexée à la classe ouvrière que l’avenir n’était pas pour elle. Il adorait parler du « pont vers le XXIe siècle », de la mondialisation, de la théorie du management, des technologies… Il était très en phase avec ces grandes forces, parce que leur poursuite signifiait que l’avenir appartenait aux siens, c’est-à-dire aux gens instruits qui savaient utiliser un ordinateur.
Le courant Clinton voulait clairement que le Parti démocrate devienne le parti de la classe instruite, et non plus celui du New Deal et des travailleurs. Cette idéologie est toujours en vigueur au sein de l’establishment démocrate. Barack Obama ne l’a pas remise en cause, alors qu’il avait été élu largement avec pour mandat de s’attaquer à Wall Street. En 2016, Trump a été en partie porté au pouvoir par l’amertume de ceux qui avaient été floués par la crise financière. Non pas qu’il ait fait quoi que ce soit pour eux une fois au pouvoir : Donald Trump est un charlatan, l’exemple typique du démagogue.
Ses principales réalisations, obtenir une énorme réduction d’impôts pour les plus riches, et déréglementer tout un tas de secteurs au profit des grandes entreprises, ont été extrêmement nuisibles à la classe ouvrière. Mais il a su dénoncer les accords commerciaux et la mondialisation, qui ont causé la ruine des régions manufacturières américaines. Trump a pris le pouvoir en imitant le langage que les Américains avaient l’habitude d’associer aux démocrates.
Comment, cette année, le Parti démocrate a-t-il fini de perdre les classes populaires ?
L’inflation a joué un rôle énorme. Comme la nostalgie pour la période, avant la crise du Covid-19, de la première administration Trump, pendant laquelle les salaires avaient augmenté de manière soutenue. La troisième chose, c’est le rejet de la wokeness par la classe ouvrière. C’est un langage qu’ils associent à leur patron, utilisé pour les licencier. Etre « woke » est majoritairement associé à ce groupe de l’élite professionnelle en col blanc, des personnes très instruites. Ce n’est pas toujours le cas, je généralise. Mais ce vocabulaire est souvent perçu comme venant d’en haut, que l’élite éduquée impose aux gens ordinaires.
En 2016, l’analyse dominante de la victoire de Trump était qu’il avait gagné grâce au soutien des hommes blancs de la classe ouvrière. Huit ans plus tard, il doit sa réélection à une large coalition qui comprend une majorité de femmes blanches et de plus en plus d’Américains issus des minorités…
Pendant son premier mandat, les grands médias nous ont dit que Trump était l’expression du racisme blanc. Des blancs en colère, des laissés-pour-compte de l’histoire et des changements démographiques. Que c’était une réaction à la couleur de peau de Barack Obama. Mais Hillary Clinton a perdu parce que le Parti démocrate a décidé qu’il ne voulait plus être le parti de la classe ouvrière, mais celui des « professionnels », progressistes sur les questions sociales, mal à l’aise avec le mécontentement de classe et les désastres de la désindustrialisation.
Bien sûr, Trump est un homme intolérant, qui tient des propos racistes et outrageusement scandaleux. Bien sûr, Trump a obtenu le vote des suprémacistes blancs. Mais je me suis toujours méfié de l’explication d’un vote seulement motivé par le racisme, parce qu’un certain nombre d’électeurs d’Obama ont ensuite voté pour Trump. Et qu’au cours de ma vie – je suis né en 1965 –, l’Amérique est globalement devenue beaucoup plus tolérante.
Cette année, Trump a surtout rassemblé une coalition des mécontents, des défenseurs de la liberté d’expression aux censeurs de livres, des musulmans du Michigan aux anti-immigration les plus féroces. Sur ce dernier point, d’ailleurs, l’opposition à l’immigration semble avoir eu un attrait beaucoup plus large qu’anticipé auprès de personnes issues de toutes sortes de groupes. Notamment les immigrés entrés légalement dans le pays.
Avez-vous été surpris par l’évolution du vote latino ?
L’adhésion au trumpisme a commencé par la classe ouvrière blanche, mais les guerres culturelles sont très puissantes et capables de se déplacer vers différents groupes. L’opposition à l’avortement, par exemple, permet de récupérer le vote des électeurs pour lesquels les valeurs religieuses traditionnelles sont importantes, comme les Latinos. Les groupes ne sont pas monolithiques politiquement et évoluent dans le temps, ce que les démocrates semblent avoir oublié.
Quel regard portez-vous sur la campagne de Kamala Harris ?
Elle n’a pas mis l’accent sur la politique identitaire, ni sur son genre. C’est une très bonne oratrice, et elle s’est montrée persuasive et passionnée sur la défense de l’avortement ou l’inaptitude de Trump à exercer ses fonctions. Mais elle n’était tout simplement pas intéressée par les questions économiques, et n’en parlait que de manière superficielle.
Lors de leur convention cet été, les démocrates, qui avaient sans doute compris qu’ils allaient perdre le vote ouvrier, avaient fait venir sur scène des dirigeants syndicaux. Mais après, c’était terminé, on n’a plus entendu parler que de défense de la démocratie et des valeurs.
Joe Biden a mis en avant sa défense des syndicats et des industries manufacturières, avec l’Inflation Reduction Act, la loi sur les infrastructures, la relocalisation de la production de certains biens stratégiques… Pourquoi cela n’a-t-il pas été perçu par la classe ouvrière ?
Devant l’impopularité de l’administration sortante, Harris n’a pas su s’emparer de certaines politiques de Biden qui auraient pu être utiles pour s’assurer le vote ouvrier. Comme la défense des syndicats, ou l’application des lois antitrust. Ce sont des petits pas, néanmoins des pas dans la bonne direction. Et les grandes lois d’investissements comme la loi Inflation Reduction Act ou celle sur les infrastructures n’ont pas encore eu d’effet, ou de façon très marginale, sur la vie des gens.
Mais Harris aurait pu en faire un sujet de sa campagne en racontant l’histoire différemment. Elle a préféré tendre la main aux républicains modérés, à Liz Cheney, en plus des démocrates éduqués. Le problème avec cette stratégie, c’est que cette coalition n’est pas assez large pour gagner une élection.
Que devrait faire le Parti démocrate pour renouer avec les classes populaires ?
J’ai longtemps eu une réponse toute faite à cette question. Je disais que le parti devrait retrouver sa vision majoritaire d’autrefois pour une prospérité large et inclusive, avec une couverture santé universelle, une revalorisation du salaire minimum, une régulation sévère de la finance, des syndicats forts, des impôts plus élevés sur les riches. Qu’on fasse du progressisme un mouvement social, qui rassemble des gens ordinaires, et non des réformes imposées par le haut.
Aujourd’hui, je ne suis plus sûr que les démocrates puissent revenir à leurs racines, tourner le dos au néolibéralisme et au fantasme de la mondialisation. Dans un système bipartisan, il est impossible de défier un parti de l’extérieur. Il doit donc l’être de l’intérieur. Or, l’establishment démocrate s’est toujours arrangé pour faire taire la contestation à gauche. En attendant, les inégalités s’aggravent chaque année. Elles ont empiré sous Clinton, comme sous Bush, comme sous Obama, comme sous Trump, comme sous Biden.
par Isabelle Hanne