Groupe de Tarnac, Comité invisible : idées et actes
Julien Coupat, accusé du sabotage des caténaires de la SNCF, est libéré : il a remporté au cours de six mois de détention préventive une victoire médiatique remarquable pour un ennemi du Spectacle. En attendant la vraie bataille judiciaire qui portera sur les faits qu’il a ou non commis, des "destructions" en association et "en relation avec une entreprise terroriste" suivant l’inculpation.
En quelques semaines, les médias sont passés de l’idée d’une quasi résurgence d’Action Directe se livrant à des actes que réprouve la tradition syndicale (saboter l’outil de travail) à celle d’un "dossier vide" ou douteux, puis à celle d’un homme accusé surtout pour ses écrits, puis enfin à celle d’un malheureux emprisonné surtout pour ses lectures (son éditeur et lui déniaient qu’il fut l’auteur de "L’insurrection qui vient"), lectures que l’on retrouverait aussi bien en partie dans la bibliothèque de l’auteur de ces lignes. Certains en ont même conclu que Michèle Alliot-Marie inventait un complot d’ultra-gauche pour pouvoir réprimer le mouvement social avec de nouvelles "lois scélérates" (surnom des trois lois de 1893-1894 qui suivirent les bombes de Ravachol, Vaillant, Henry et autres et qui incriminaient l’incitation ou l’apologie de menées anarchistes). C’est peut-être prêter soit beaucoup de machiavélisme à la Ministe, soit un bien grand besoin de ses créer des ennemis à un système qui n’en manque peut-être pas tant.
Et au final, Julien Coupat peut, dans une interview au Monde" interpréter son aventure comme le syndrome d’un effondrement qui vient : "Neuf personnes seraient poursuivies dans le cadre d’une procédure judiciaire "d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste", et devraient se sentir particulièrement concernées par cette grave accusation. Mais il n’y a pas d’"affaire de Tarnac" pas plus que d’"affaire Coupat", ou d’"affaire Hazan" [éditeur de L’insurrection qui vient]. Ce qu’il y a, c’est une oligarchie vacillante sous tous rapports, et qui devient féroce comme tout pouvoir devient féroce lorsqu’il se sent réellement menacé. Le Prince n’a plus d’autre soutien que la peur qu’il inspire quand sa vue n’excite plus dans le peuple que la haine et le mépris." Pour un peu on en viendrait à se persuader qu’une poignée de post-situationnistes ayant repris une épicerie buvette en Corrèze menace la société du spectacle et le biopouvoir. On notera au passage que Coupat croit qu’il existe un Prince et un Pouvoir, preuve que les bons auteurs ne l’a pas guéri de toute naïveté.
Lecteur de Debord et des stratèges chinois (ce sont du moins des sources que cite Tiqqun, revue qu’il dirigeait) Coupat a, plus ou moins volontairement, su profiter de la "potentialité des situations". On est ainsi passé du plan des faits troublants (sa présence et celle ses amis près des lieux du sabotage, leur intérêt, rare chez les
intellectuels, pour la chose ferroviaire, le matériel qu’ils possédaient, ..) à celui des idées qui font trouble. Comme nous l’avons souvent dit ici, nous n’avons aucune compétence pour juger des faits, en revanche chaque citoyen est en droit de se poser la question des idées qu’il faut tolérer ou de celles qui mènent au crime.
À une époque où l’on donne le nom de Louise Michel ou de Léo Ferré à des collèges et où n’importe quel imbécile qui passe à la télévision se dit rebelle, en rupture et dérangeant pour prouver que son clip est un long cri de révolte, il est difficile de croire que le fait de proclamer son dégoût de l’ordre établi vaille les galères. Nous sommes désormais dans l’embarras pour déterminer quelles sont les thèses que Coupat soutient, les textes qu’il a écrits, ceux qu’il a édités (la revue Tiqqun) ou qu’il lirait simplement en les approuvant (le fameux manifeste du "Comité invisible") ; mais quand bien même ce seraient "ses" idées - inspirées par les situationnistes et par une ligne Nietzsche- Foucault - on peut certes les dire "anarchistes" au sens le plus large (elles sont par exemple assez proches de l’excellent lexique philosophique de l’anarchisme de Daniel Colson) - elles n’auraient rien de criminel. D’autant plus que, si nous nous référons par exemple à Tiqqun " Contribution à la guerre qui vient", texte dont Coupat assume au moins la responsabilité de la publication, on voit mal, en dehors du phrasé martial de la prose, d’incitation directe au crime. La critique qui s’y développe reste à un certain niveau d’abstraction (plutôt dans la tradition de la critique philosophique "de la vie quotidienne" à la Lefebvre, Castoriadis ou Debord, pour reprendre des références acceptées par les auteurs qui écrivent sur l’ultra-gauche comme Gombin ou Bourseiller). En tout cas la prose de Tiqqun avait totalement rompu avec la phraséologie marxiste ou post-marxiste et, si nous étions méchants, nous dirions que nous ne sommes pas absolument certains qu’elle soit vraiment "de gauche" avec ses accents aristocratiques et individualistes, par certaines références (Carl Schmitt), par ses diatribes contre les "sangsues livides" que sont les révolutionnaires professionnels, ou par sa thèse que, dans l’actuel Empire "le moment politique domine le moment économique". Mais peu importe : l’exégèse de textes qui auraient pu être écrits ou lus par X ou Y ne renseigne guère sur le rapport entre la radicalité de la critique et les armes qu’elle emploie.
En 1894, un des rédacteurs des lois scélérates affirmait que l’anarchie n’était pas une opinion mais un délit (formule qui resservira), mais on peut espérer que les choses ont évolué.
À placer ainsi le débat sur le plan des classifications idéologiques (anarcho-autonome, extrême-gauche, ultra-gauche, pro ou post situ...), on oublie qu’il s’agit dun acte. Et si l’on est si attaché aux taxinomies, il faudrait d’ailleurs préciser s’il relève du terrorisme - au sens d’employer la violence pour envoyer un message symbolique en instrumentalisant la victime-, de la propagande par le fait, de l’action directe, du sabotage, tous termes qui ont un sens différent notamment dans la tradition anarchiste ou anarcho-syndicaliste.
François-Bernard HUYGHE