La crise couvait depuis plus d’un an au commissariat de Tours. La "culture du résultat" voulue par le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, a été interprétée de façon radicale dans cette circonscription : la hiérarchie y a fixé des quotas d’interpellations et de contraventions. Résultat : une tension permanente.
La pression statistique est impulsée en haut lieu. Dans un message aux personnels daté du 19 février, le directeur départemental, Marc Emig, se félicitait de la baisse de 3,83 % de la délinquance générale en 2006. Il fixait aussi des objectifs précis pour 2007 : 1 441 faits constatés par mois, dont 675 faits de voie publique et 150 pour les violences aux personnes. " A Tours, le discernement qu’on attend des policiers vient bien après les cases à remplir, explique un policier aguerri. L’informatique a pris le pas sur la qualité de la lutte contre la délinquance." Sollicité par Le Monde, le directeur central de la sécurité publique (DCSP), Philippe Laureau, a qualifié cette démarche d’"erreur, ne s’inscrivant ni dans l’esprit ni dans le fonctionnement" demandés par la DCSP. Ces objectifs auraient été fixés par le préfet, selon le directeur central. "Il n’y a jamais eu d’instructions de notre part pour établir des quotas, ce serait ridicule, dit-il. Notre seul objectif est l’efficacité des services."
A Tours, les comptes rendus des réunions du service de sécurité de proximité sont édifiants. Arrivé en septembre 2004, le commissaire Yves Gallot, chef d’un service qui compte près de 230 policiers, est un amateur de statistiques. Il calcule tout : le taux de présence sur la voie publique (surtout, ne pas descendre sous les 50 %), le temps de pause journalier et de traitement des dossiers, la vitesse de délivrance d’une contravention, etc.
Sous son autorité, les interpellations font l’objet de quotas. Cette année, la brigade anticriminalité de jour devra arrêter entre 20 et 22 personnes par mois. En outre, chaque commissariat de secteur devra réaliser deux contrôles alcoolémie par mois. La hiérarchie intermédiaire est priée de suivre. " Un cadre doit être capable de créer une dynamique d’impulsion, de mettre en adéquation la ressource par rapport aux objectifs fixés", a résumé M. Gallot, tel un chef d’entreprise, lors d’une réunion le 10 janvier 2006. Le chef du service de proximité n’aime ni les récalcitrants ni les interventions extérieures. Il a ainsi estimé que la visite d’une psychologue pour une séance de débriefing collectif était "inadmissible" car il n’avait pas été consulté auparavant. Le 6 février, lors d’une réunion des chefs d’unité, l’efficacité des contrôles routiers a été discutée. Il y a été demandé de "privilégier, par exemple, le secteur des gares SNCF les dimanches en fin d’après-midi, les sorties d’entreprise les vendredis, en début d’après-midi, les routiers et les VRP", précise la synthèse de la réunion. Objectif : 8 à 10 amendes par heure.
Ce culte de la performance statistique s’est traduit par une détérioration de l’état d’esprit des fonctionnaires. "L’ambiance est misérable, explique Thierry Pain, délégué régional du syndicat UNSA-Police. Les policiers se trouvent sous une pression impossible. En vingt ans, je n’ai jamais vu ça."
"PRESSION", "MAL-ÊTRE"
Le 8 février, un comité technique paritaire orageux a eu lieu à la préfecture d’Indre-et-Loire. Soutenu par le préfet, le directeur départemental de la sécurité publique a vivement critiqué Thierry Pain. Constatant fin 2005 la fréquence des doléances des policiers, le syndicaliste a lancé un sondage pour recueillir leurs états d’âme. Au total, 147 ont répondu à dix questions, formulées, selon la DDSP, de façon "perfide". Leur caractère objectif paraît effectivement contestable. Exemple : "Ne pensez-vous pas que les difficultés liées à notre profession soient suffisantes pour ne pas avoir à subir une pression constante de la part de la hiérarchie ?" Difficile, pourtant, d’écarter un chiffre : 87 % disent ressentir "un véritable mal-être au travail". Les commentaires libres, rédigés par 26 policiers, méritent aussi lecture. Les mots "pression" et "stress" reviennent en boucle ; la hiérarchie est accusée de "mépris" et de "harcèlement". Un fonctionnaire de 29 ans écrit qu’"il est inadmissible de demander du rendement à la police nationale comme une entreprise privée doit en fournir." Un second dénonce un "management à la McDo". Un autre, âgé de 30 ans : "On ne nous demande plus d’avoir un comportement de policier mais un comportement de commerciaux (établissement d’objectifs en début d’année), à savoir que l’on nous demande d’interpeller tout et n’importe quoi."
Piotr Smolar