Vous avez tous appris les grandes dates de l’histoire lorsque vous étiez à l’école. Alors si on vous dit « 21 octobre », ça vous évoque quoi ? A priori pas grand chose… Regardez sur Wikipédia, vous trouverez pèle-mèle la découverte de St Pierre et Miquelon, l’invention de la lampe à incandescence par Thomas Edison, ou encore les débuts de Juliette Gréco à Bobino…bref, pas de quoi fouetter un chat…
Pourtant, c’est la date qu’aura retenu le groupe folklorique d’ultra-droite Vox Populi pour commémorer une bataille de l’an 732, au cours de laquelle les troupes de Charles Martel et de Eudes d’Aquitaine défirent celles d’Abd el-Rahman d’Al-Andalus.
La bataille de Poitiers : un fait militaire secondaire
Ici, un peu d’histoire est nécessaire. Cette bataille, que l’on connait habituellement sous le nom de bataille de Poitiers, eut donc lieu il y a environ 1279 ans entre Poitiers et Tours, peut-être sur le territoire de l’actuelle commune de Vouneuil du Poitou, peut être pas (les historiens ne s’accordent pas sur le lieu exact). A cette époque, la France n’existe pas encore. Le royaume franc de Clovis n’existe plus depuis longtemps, à force de querelles, divisions et rivalités. Plusieurs royaumes cohabitent de manière plus ou moins pacifique (en fonction des périodes). Un de ces royaumes se nomme l’Austrasie, à cheval sur l’est de la France, l’Allemagne et la Belgique. L’homme fort du moment est le maire du palais, sorte de premier ministre de l’époque, fils de l’aristocratie franque ; il gère l’Austrasie et a déjà remporté plusieurs batailles, notamment contre ses voisins de Neustrie : il s’appelle Charles.
Dans le même temps, un nouveau peuple fait parler de lui : les Arabes, ayant embrassé la jeune religion musulmane. Comme les germains 200 ans plus tôt, ils ont accumulé les conquêtes et règnent sur un immense territoire, qui s’étend de l’Asie Centrale à l’Afrique du nord. Au nord, leur empire s’étend au delà du détroit de Gibraltar, en Espagne et jusqu’à la province de Septimanie (l’actuel Languedoc).
A la recherche de nouvelles richesses, davantage que de nouvelles conquêtes, les arabes organisent des razzias et des pillages en royaumes francs. Ils s’en prennent notamment à l’Aquitaine, dont le duc, Eudes, est impuissant face à ces attaques. Celui-ci avait tenté dans un premier temps de repousser les arabes en s’alliant à un gouverneur musulman du nord de l’Espagne en révolte, Mununza, à qui il avait promis la main de sa fille. Hélas Mununza mourut au combat. Eudes n’eut alors d’autres recours que d’appeler à l’aide Charles d’Austrasie et son armée.
La bataille eut donc lieu entre Tours et Poitiers, alors que les arabes tentaient de s’approprier les richesses de la ville de Tours (notamment celles de la basilique Saint Martin). Au final, les armées de Charles et Eudes défirent les armées arabes, et Abd el-Rahman fut tué.
Charles combattit les arabes comme il avait combattu les francs de Neustrie 13 ans plus tôt. Cela lui permit d’étendre son influence et de faire main basse sur l’Aquitaine, alors que les guerriers arabes rentraient en Septimanie, faisant de Eudes d’Aquitaine le grand perdant de la bataille.
L’Histoire de France par les nuls
Lisons maintenant ce que Vox Populi dit de l’évènement :
« En octobre 732, les mahométans se dirigent vers la basilique Saint Martin pour y piller l’or ainsi que les reliques du patron de la Touraine qui s’y trouvent. Le 25 octobre, alors que l’occupant progresse en direction de notre ville, un homme, à l’origine simple maire du palais, devenu chef d’une armée, va chasser, lors d’une bataille d’une rare violence, l’envahisseur. Cet homme se nomme Charles Martel qui voit son nom lui être attribué pour sa pratique assidue du marteau lors des combats. Cette grande date, marquée par cette victoire façonne notre identité locale. Elle prouve également que de simples hommes sans grades, ayant pour seule fortune leur courage et leur foi, ont pu changer le cours de l’ Histoire. C’est le témoignage par excellence que rien n’est jamais figé en politique et que, même quand les situations semblent désespérées, tout est possible lorsque le courage bouillonne dans nos veines ! » (source : voxpopuliturone.blogspot.com)
A cette présentation s’ajoute une invitation à venir manifester :
« Le 21 octobre prochain, venez nombreux pour honorer et défendre, par votre présence dans la rue, la terre de nos pères. Pour que le sang qui fut versé jadis ne soit pas vain et pour que demain une poignée d’hommes libres sache s’arracher de ce monde moderne pour y faire la reconquête ! » (source : voxpopuliturone.blogspot.com)
S’il y a un truc qu’il faut reconnaître au type qui a écrit ce bout de texte, c’est qu’il sait raconter des histoires : une situation désespérée, un homme providentiel, sorti de nulle part, qui va se dresser à la tête d’une poignée d’hommes, son fameux marteau en main, contre les hordes de pillards, le courage qui triomphe de la fourberie… C’est beau, épique, cela ferait un excellent film hollywoodien, du niveau de 300 ou du Seigneur des Anneaux. On a envie de tressaillir face à la BO magistrale accompagnant le choc des armées, de suivre le duel acharné entre un Charles Martel auréolé de lumière et un Abd el-Rahman portant la même armure que Sauron…pour un peu, avec du budget, on rajouterait un ou deux dragons pour faire plus spectaculaire…
Mensonges et démagogie
Malheureusement, il faudrait que l’auteur de ces lignes apprenne à distinguer l’Histoire de France des contes et des légendes. Robert E. Howard ou Walt Disney étaient d’excellents conteurs, ce n’était pas des historiens, et ils n’avaient pas la prétention de l’être. L’Histoire est une science, elle est exigeante, demande une rigueur scientifique. L’historien cherche la vérité, pas le sensationnel. Faire mentir l’Histoire en la transformant en film à grand spectacle, raconter n’importe quoi juste pour capter de l’audimat ou pour servir une idéologie est en soi une démarche falsificatrice, malhonnête et démagogue !
Car il ne faut pas être naïfs : ceux qui aujourd’hui commémorent cette bataille que tous les médiévistes sérieux s’accordent à considérer comme un fait militaire secondaire le font principalement pour des raisons idéologiques, parce qu’ils entendent en faire un symbole du choc des civilisations, avec un Charles défenseur du Christ et sauveur de l’occident.
C’est oublier que les arabes n’en voulaient absolument pas à la « terre de nos pères », mais juste aux richesses de l’aristocratie franque. En admettant que personne ne stoppe les arabes à Poitiers, la seule différence avec maintenant, c’est peut être que le trésor de la basilique Saint Martin serait exposé dans la mosquée de Cordoue. Pas sûr que la vie des tourangeaux en serait grandement modifiée.
C’est oublier que l’habile politicien Charles, en livrant bataille, servait avant tout une politique d’expansion (non pas au détriment des arabes mais bien des aquitains) au service de son ambition personnelle.
C’est oublier que les pillages n’étaient alors absolument pas l’apanage des armées arabes, que ceux-ci étaient monnaie courants à une époque où les guerres étaient elles-même monnaie courantes (d’ailleurs, le fameux surnom de « Martel » proviendrait autant des exactions perpétrées par Charles lors des guerres contre la Provence que de ses exploits dans la bataille de Poitiers…).
C’est oublier que la « chrétienté » et « l’islam » ne se voyaient alors pas comme deux blocs antagonistes, et que les alliances entre clans chrétiens et musulmans étaient alors fréquentes sans que cela ne choque qui que ce soit : Eudes d’Aquitaine voulant marier sa fille à Mununza, le patrice de Provence demandant l’aide des arabes de Septimanie contre les francs ; 45 ans plus tard, Charlemagne viendra prêter main-forte à des gouverneurs musulmans contre l’émir de Cordoue…
Louis Dubois : blaireau ou ordure ?
Au final, deux possibilités s’offrent à nous : soit le mec de Vox Populi est un idiot qui confond l’Histoire et l’Héroïc-Fantasy, ce qui est peu probable ; soit c’est un idéologue qui utilise les codes des films hollywoodiens ou des jeux vidéos pour faire accepter sa vision simpliste et bornée du monde. Ce faisant, il prend sciemment ses lecteurs pour des cons abreuvés par la culture dominante, à qui l’on peut faire gober n’importe quoi pour peu qu’on leur serve des grands mots comme « courage » ou « honneur ». Faisant bien peu de cas de ses troupes, il préfère faire appel à leur inconscient plutôt qu’à leur intelligence.
Face à pareils magouilleurs, nul doute que les jeunes attirés par le discours apparemment radical de Vox Populi feraient bien de réfléchir un peu, de se rendre compte que le vrai monde n’est pas celui de Conan le barbare, et que les représentations simplistes n’ont jamais permis de faire avancer le Monde ou de régler ses problèmes (tout juste cela aide-t-il à les oublier).
Cela leur donnerait peut être la bonne idée d’aller casser la gueule à leur chef.
La Colonne de Fer