En 1942, à l’âge de 10 ans, j’ai remporté le premier prix de la province aux Ludi Juveniles (un concours à libre participation forcée pour jeunes fascistes italiens – lisez, pour tous les jeunes Italiens). J’avais brodé avec une magistrale rhétorique sur le sujet : « Faut-il mourir pour la gloire de Mussolini et le destin immortel de l’Italie ? » J’ai répondu par l’affirmative. J’étais un petit garçon très éveillé.
J’ai passé deux de mes premières années entre S.S., fascistes et partisans qui se tiraient dessus, et j’ai appris à éviter les balles, un exercice qui ne fut pas inutile.
En avril 1945, les partisans prirent Milan. Deux jours plus tard, ils arrivèrent dans la petite ville où je vivais. Un grand moment de joie. La place principale était noire de monde, tous chantaient, agitaient des drapeaux, hurlaient en scandant le nom de Mimo. Chef des partisans de la zone, Mimo, ex-maréchal des carabiniers, s’était rangé aux côtés du général Badoglio, le successeur de Mussolini, et avait perdu une jambe lors d’un des premiers accrochages avec les forces restantes de Mussolini. Pâle, appuyé sur des béquilles, il apparut au balcon de la mairie ; d’une main, il demanda à la foule de se calmer.
Moi, j’attendais son discours, puisque toute mon enfance avait été marquée par les grands discours historiques de Mussolini, dont nous apprenions par cœur à l’école les passages les plus significatifs. Silence. D’une voix rauque, presque inaudible, Mimo parla : « Citoyens, mes amis. Après tant de douloureux sacrifices… nous y voici. Gloire à ceux qui sont tombés pour la liberté. » Ce fut tout. Et il retourna à l’intérieur. La foule criait, les partisans levèrent leurs armes et tirèrent en l’air joyeusement. Nous, les enfants, nous nous précipitâmes pour récupérer les douilles, précieux objets de collection, mais je venais aussi d’apprendre que liberté de parole signifiait liberté quant à la rhétorique.
Quelques jours après, je vis arriver les premiers soldats américains. Il s’agissait d’Afro-Américains : mon premier Yankee était un Noir, il s’appelait Joseph et m’initia aux merveilles de Dick Tracy et de Li’l Abner. Ses bandes dessinées éclataient de couleurs et elles sentaient bon.
Dans la villa d’une famille dont les deux filles étaient mes camarades de classe logeait, en tant qu’invité, un des officiers – le major ou capitaine Muddy. Je l’ai rencontré dans leur jardin où des femmes parlant un français approximatif faisaient cercle autour de lui. Le capitaine Muddy avait fait des études supérieures et il savait un peu de français. Ainsi, ma première image des libérateurs américains, après tant de visages pâles en chemise noire, fut celle d’un Noir cultivé en uniforme vert-jaune qui disait : « Oui, merci beaucoup Madame, moi aussi j’aime le champeigne… » Malheureusement, du champagne, il n’y en avait pas, mais le capitaine Muddy m’offrit mon premier chewing-gum Spearmint et je me mis à mâchouiller toute la sainte journée. La nuit, je le mettais dans un verre d’eau afin de le garder au frais pour le lendemain.
En mai, nous sûmes que la guerre était finie. La paix me fit un drôle d’effet. La guerre permanente était – m’avait-on dit – la condition normale pour un jeune Italien. Les mois suivants, je découvris que la Résistance n’était pas seulement un phénomène local mais avait une dimension européenne. J’appris des mots nouveaux et excitants comme réseau, maquis, armée secrète, Rote Kapelle, ghetto de Varsovie. Je vis les premières photographies de l’Holocauste et en compris la signification avant que d’en connaître le mot. Je me rendis compte de quoi nous avions été libérés.
En Italie, il se trouve aujourd’hui des gens qui se demandent si la Résistance a eu un impact militaire réel sur le cours de la guerre. Pour ma génération, la question est nulle et non avenue : nous avons tout de suite compris la portée morale et psychologique de la Résistance. Nous tirions orgueil, nous Européens, de ne pas avoir attendu passivement la Libération. Et il me semble que pour les jeunes Américains venus verser leur tribut de sang pour que nous retrouvions notre liberté, il n’était pas négligeable de savoir que, derrière les lignes, des Européens anticipaient déjà le remboursement de leur dette.
En Italie, il se trouve aujourd’hui des gens pour affirmer que le mythe de la Résistance était un mensonge communiste. Certes, les communistes ont exploité la Résistance comme si elle leur appartenait, puisqu’ils y ont joué un rôle prépondérant ; mais moi, j’ai le souvenir de partisans portant des foulards de couleurs différentes. L’oreille collée à la radio – les fenêtres fermées et le black-out général faisant de l’espace exigu autour de l’appareil le seul halo lumineux –, je passais mes nuits à écouter les messages de Radio Londres aux partisans. À la fois obscurs et poétiques (« Le soleil se lève encore », « Les roses fleuriront »), la majeure partie d’entre eux étaient des « messaggi per la Franchi ».
On me susurra que Franchi était le chef d’un des groupes clandestins les plus puissants de l’Italie du Nord, un homme au courage légendaire. Franchi devint mon héros. Franchi – Edgardo Sogno de son vrai nom – était un monarchiste, tellement anticommuniste qu’après la guerre il rejoignit des groupes d’extrême droite et fut même accusé d’avoir collaboré à un projet de coup d’État réactionnaire. Mais qu’importe ? Sogno restera toujours le héros rêvé de mon enfance. La Libération fut l’exploit partagé de gens de couleurs différentes.
En Italie, il se trouve des gens pour dire aujourd’hui que la guerre de Libération fut une période tragique de division, et que tout ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une réconciliation nationale. Le souvenir de ces terribles années devrait être refoulé, repressed, verdrängt. Seulement voilà, le Verdrängung est source de névroses. Si réconciliation signifie compassion et respect pour tous ceux qui ont livré leur propre guerre en toute bonne foi, pardonner ne signifie pas oublier. Je pourrais même admettre qu’Eichmann croyait sincèrement en sa mission, mais je ne me vois pas en train d’affirmer « OK, reviens et recommence ». Nous sommes là pour rappeler ce qui s’est passé et déclarer solennellement qu’« ils » ne doivent pas recommencer.
Mais ces « ils », qui sont-ils ?
Si l’on se réfère aux gouvernements totalitaires ayant dominé l’Europe avant la Seconde Guerre mondiale, on peut affirmer sans crainte qu’il serait difficile de les voir revenir sous la même forme dans des circonstances historiques différentes.
Si le fascisme de Mussolini se fondait sur l’idée d’un chef charismatique, sur le corporatisme, sur l’utopie du « destin impérial de Rome », sur une volonté impérialiste de conquérir de nouvelles terres, sur un nationalisme exacerbé, sur l’idéal de toute une nation embrigadée en chemises noires, sur le rejet de la démocratie parlementaire, et l’antisémitisme, alors je n’ai aucun mal à admettre qu’aujourd’hui Alleanza Nazionale, issu du MSI (Mouvement Social Italien) parti fasciste d’après guerre, est certainement un parti de droite mais qu’il n’a pas grand-chose à voir avec l’ancien fascisme. Pour des raisons identiques, même si je suis préoccupé par les divers mouvements néo-nazis actifs ici et là en Europe, Russie comprise, je ne pense pas que le nazisme, sous sa forme originale, soit en passe de renaître en tant que mouvement capable d’impliquer une nation entière.
Toutefois, même si l’on peut renverser les régimes politiques, critiquer les idéologies et leur dénier toute légitimité, on trouve toujours, derrière un régime et son idéologie, une façon de penser et de sentir, une éventail d’habitudes culturelles, une nébuleuse d’instincts obscurs et de pulsions insondables. Un autre spectre hanterait-il donc l’Europe (sans parler des autres parties du monde) ?
« Les paroles seules comptent. Le reste n’est que bavardage », a dit un jour Ionesco. Les habitudes linguistiques sont souvent des symptômes essentiels de sentiments inexprimés. Permettez-moi donc de poser une question : pourquoi a-t-on défini non seulement la Résistance mais aussi l’ensemble de la Seconde Guerre mondiale comme un combat contre le fascisme ? Si vous lisez de nouveau Pour qui sonne le glas d’Hemingway, vous verrez que Robert Jordan assimile ses ennemis à des fascistes, même lorsqu’il pense aux phalangistes espagnols.
Si vous le voulez bien, je vais laisser la parole à F.D. Roosevelt : « La victoire du peuple américain et de ses alliés sera une victoire contre le fascisme et le spectre implacable du despotisme qui l’accompagne » (23 septembre 1944).
Pendant la seconde guerre mondiale, on qualifiait les Américains ayant participé à la guerre civile espagnole d’ « antifascistes avant l’heure » – ce qui voulait en fait dire que combattre Hitler dans les années quarante était un devoir moral pour tout bon Américain, tandis que combattre Franco trop tôt, dans les années trente, était suspect parce que c’était principalement le fait de communistes et autres gauchistes. … Pourquoi les radicaux américains ont-ils employé une expression comme Fascist pig (saleté de fasciste) pour désigner un policier désapprouvant leurs habitudes de fumette ? Pourquoi pas « saleté de cagoulard », « saleté de phalangiste », « saleté d’ oustachi », « saleté de collabo », « saleté de nazi » ?
Mein Kampf est le manifeste d’un programme politique très complet. Le nazisme avait une théorie concernant le racisme et la supériorité de la race aryenne, une notion précise de l’entartete Kunst, « l’art dégénéré », une philosophie de la volonté de puissance et de l’Ubermensch. Il était résolument antichrétien et néo-païen, tout comme le Diamat (la version officielle du marxisme soviétique) de Staline était clairement matérialiste et athée. Si par totalitarisme, on entend un régime qui subordonne tout acte individuel à l’État et son idéologie, alors tant le nazisme que le stalinisme étaient des régimes totalitaires.
Il ne fait aucun doute que le fascisme italien était une dictature, mais il n’était pas complètement totalitaire, non point à cause d’une sorte de modération, mais en raison de la faiblesse philosophique de son idéologie. Contrairement à ce que l’on pense en général, le fascisme italien n’avait pas de philosophie propre. L’article sur le fascisme signé par Mussolini dans l’Encyclopédie Treccani fut écrit ou largement inspiré par Giovanni Gentile, mais il reflétait une notion hégélienne tardive de « l’État Éthique et Absolu » que Mussolini n’a jamais totalement réalisé.
Mussolini n’avait aucune philosophie : tout ce qu’il avait, c’était une rhétorique. Au tout début il était athée militant mais finalement il en est arrivé à signer le Concordat avec l’Église et accueillir à bras ouverts les évêques qui bénissaient les bannières fascistes. Une légende plausible raconte que, lors de ses premières années d’anticléricalisme, il aurait demandé un jour à Dieu de le foudroyer sur place afin de lui prouver qu’il existait. Plus tard, dans ses discours, Mussolini ne manquait jamais de citer le nom de Dieu et ne dédaignait pas de se faire appeler l’Homme de la Providence.
Certes, le fascisme italien a été la première dictature de droite prenant le pouvoir dans un pays européen, et le régime de Mussolini a ensuite offert à tous les mouvements analogues une sorte d’archétype commun. Le fascisme italien fut le premier à créer une liturgie militaire, un folklore, et même une mode vestimentaire – laquelle, avec ses chemises noires, fût bien plus suivie à l’étranger qu’Armani, Benetton ou Versace ne pourraient jamais l’être.
C’est seulement dans les années trente que des mouvements fascistes firent leur première apparition en Angleterre, avec Mosley, et en Lettonie, Estonie, Lituanie, Pologne, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Grèce, Yougoslavie, Espagne, au Portugal, en Norvège, et même en Amérique du Sud. C’est le fascisme italien qui convainquit les leaders libéraux européens que le nouveau régime mettait en œuvre des réformes sociales intéressantes, qu’il était capable d’offrir une alternative modérément révolutionnaire à la menace communiste.
Cela dit, la primauté historique ne suffit pas, selon moi, à expliquer pourquoi le mot fascisme est devenu une synecdoque, c’est à dire un mot pouvant être utilisé pour des mouvements totalitaires différents. Inutile de répondre que le fascisme contenait en soi tous les éléments des totalitarismes successifs, qu’il était une manière de quintessence. Au contraire, aucune quintessence dans le fascisme. Le fascisme était un totalitarisme flou, c’était un collage de diverses idées politiques et philosophiques, fourmillant de contradictions.
Peut-on concevoir un mouvement totalitaire qui ait été en mesure de concilier monarchie et révolution, l’armée royale et la milizia personnelle de Mussolini, l’octroi de privilèges à l’Église et une éducation d’État exaltant la violence, le contrôle absolu de l’État et le libre marché ? Le parti fasciste était né en se vantant d’apporter son nouvel ordre révolutionnaire mais il tirait son financement des propriétaires terriens les plus conservateurs qui en attendaient une contre-révolution.
Le fascisme des débuts était républicain. Et pourtant, il a survécu pendant vingt ans en se déclarant loyal à la famille royale, tout en permettant au Duce ( (le leader maximal incontesté) d’aller de l’avant, bras dessus bras dessous avec un Roi auquel il offrit même le titre d’Empereur. Mais, lorsqu’en 1943 le Roi congédia Mussolini, le parti réapparut deux mois plus tard, avec l’aide des Allemands, sous le drapeau d’une République « sociale », recyclant son ancienne partition révolutionnaire, enrichie d’accents presque jacobins.
Il existait une seule architecture nazie et un seul art nazi. Si l’architecte du nazisme était Albert Speer, il ne pouvait y avoir de place pour Mies van der Rohe. De la même façon, du temps de Staline, si Lamarck avait raison, alors il n’y avait pas de place pour Darwin. En revanche, en Italie s’il est vrai qu’il y eut des architectes fascistes, on vit s’élever non loin de leurs pseudo-colisées des édifices inspirés du rationalisme moderne de Gropius.
Il n’y eut pas un Jdanov fasciste qui aurait imposé une doctrine culturelle stricte. En Italie il y avait deux grands prix artistiques : le prix Cremona, contrôlé par un fasciste inculte et fanatique – Roberto Farinacci – qui soutenait un art propagandiste (je me souviens de tableaux intitulés En écoutant à la radio un discours du Duce ou États mentaux créés par le Fascisme) ; et le prix Bergamo, sponsorisé par un fasciste cultivé et raisonnablement tolérant – Giuseppe Bottai – lequel protégeait non seulement le concept de l’art pour l’art, mais aussi les nombreuses expériences d’un art avant-gardiste que l’Allemagne avait bannies parce que dégénérées et cryptocommunistes.
D’Annunzio était le poète national, un dandy que l’Allemagne ou la Russie auraient envoyé devant un peloton d’exécution. Il fut élevé au rang de Chantre du régime pour son nationalisme, son culte de l’héroïsme – mâtiné de fortes doses d’une décadence française très fin de siècle.
Prenons le futurisme. On pourrait imaginer qu’il aurait dû être considéré comme un exemple d’entartete Kunst, au même titre que l’expressionnisme, le cubisme et le surréalisme. Mais les premiers futuristes italiens étaient nationalistes ; pour des raisons esthétiques, ils avaient encouragé la participation italienne à la Première Guerre mondiale ; ils célébraient la vitesse, la violence, la prise de risque, et, d’une certaine manière, tous ces aspects paraissaient proches du culte fasciste de la jeunesse.
Au moment où le fascisme s’identifiait à l’Empire romain et redécouvrait les traditions rurales, Marinetti – qui proclamait qu’une automobile était plus belle que la Victoire de Samothrace et voulait résolument tuer le clair de lune – fut cependant nommé membre de l’Académie d’Italie, laquelle traitait le clair de lune avec le plus grand respect.
Nombre de futurs partisans et nombre de futurs intellectuels du Parti communiste avaient reçu leur éducation au sein du GUF, l’association étudiante universitaire fasciste, qui entendait être le berceau de la nouvelle culture fasciste. Or, ces clubs devinrent une sorte de creuset intellectuel où les idées nouvelles circulaient sans aucun contrôle idéologique réel. Non pas que les hommes du parti étaient tolérants à l’égard de la pensée radicale, mais rares étaient ceux qui avaient le bagage intellectuel nécessaire pour la contrôler.
Durant ces vingt années, la poésie de Montale et d’autres écrivains associés au groupe florentin des Ermetici se posa en réaction au style pompeux du régime et on laissa ces poètes élaborer leur protestation littéraire depuis ce qu’on considérait être leur tour d’ivoire. Les poètes d’Ermetici affichaient un état d’esprit diamétralement opposé au culte fasciste de l’optimisme et de l’héroïsme. Le régime tolérait cette contestation flagrante, même si socialement imperceptible, car il ne prêtait pas une attention suffisante à un jargon aussi mystérieux.
Cela ne signifie pas que le fascisme italien était tolérant. Gramsci fut jeté en prison jusqu’à sa mort ; les chefs de l’opposition, Giacomo Matteotti et les frères Rosselli furent assassinés ; la liberté de la presse fût supprimée, les syndicats furent dissous, les dissidents politiques internés sur des îles lointaines. Le pouvoir législatif devint une pure fiction, l’exécutif (qui contrôlait le pouvoir judiciaire et les médias) promulguait directement les nouvelles lois, parmi lesquelles celles exigeant la défense de la race (soutien officiel italien à ce qui devait devenir l’Holocauste).
Non, le tableau contrasté que je viens de décrire ne devait rien à la tolérance : c’était un exemple de déroute politique et idéologique. Cela dit, il s’agissait d’une « déroute rigoureuse », d’une confusion structurée. Le fascisme était philosophiquement détraqué, mais d’un point de vue émotionnel il était fermement ancré sur des fondations archétypales.
Et j’en arrive au deuxième point de ma théorie. Il n’y eut qu’un seul nazisme. On ne peut qualifier de nazisme le phalangisme hyper-catholique de Franco, puisque le nazisme est fondamentalement païen, polythéiste et antichrétien. Mais il existe nombre de façons de jouer au fascisme, sans que jamais le nom du jeu ne change.
La notion de fascisme n’est pas sans rappeler la notion de jeu selon Wittgenstein. Un jeu peut ou non se dérouler sous forme de compétition, il peut impliquer une ou plusieurs personnes, il peut requérir quelque habileté particulière ou bien aucune, il peut être l’enjeu de sommes d’argent ou pas. Les jeux sont une série d’activités diverses qui n’ont en commun qu’une sorte d’ « air de famille » comme le dit Wittgenstein.
Supposons qu’il existe une série de groupes politiques. Le groupe 1 est caractérisé par les aspects abc, le groupe 2 par bcd, et ainsi de suite. 2 est semblable à 1 en tant qu’ils ont deux aspects en commun. 3 est semblable à 2 et 4 est semblable à 3 pour la même raison. Notons que 3 est aussi semblable à 1 (ils ont en commun l’aspect c). Le cas le plus curieux, c’est 4, évidemment semblable à 3 et à 2, mais sans aucune caractéristique commune avec 1. Toutefois, en raison de la série ininterrompue de similarités décroissantes entre 1 et 4, il subsiste, par une sorte de transitivité illusoire, un air de famille entre 4 et 1.
Le terme fascisme s’adapte à tout parce que même si l’on élimine d’un régime fasciste un ou plusieurs aspects, il sera toujours possible de le reconnaître comme fasciste. Enlevez-lui l’impérialisme et vous aurez Franco et Salazar ; enlevez le colonialisme et vous aurez le fascisme balkanique des Oustachis. Ajoutez au fascisme italien un anti-capitalisme radical (qui n’a jamais beaucoup fasciné Mussolini) et vous voilà avec Ezra Pound. Ajoutez le culte de la mythologie celte et le mysticisme du Graal (totalement étranger au fascisme officiel) et vous aurez l’un des gourous fascistes les plus respectés, Julius Evola.
En dépit de ce caractère flou, je crois possible d’établir une liste de caractéristiques typiques de ce que je voudrais appeler le Proto-fascisme, c’est-à-dire le fascisme primitif et éternel. Impossible d’organiser ces caractéristiques en un système, beaucoup se contredisent mutuellement et caractérisent également d’autres formes de despotisme ou de fanatisme. Mais il suffit qu’une seule d’entre elles soit présente pour qu’une nébuleuse fasciste se constitue autour d’elle.
La première caractéristique d’un Proto-fascisme, c’est le culte de la tradition. Le traditionalisme est bien sûr plus ancien que le fascisme. Non seulement il a été typique de la pensée contre-révolutionnaire catholique après la Révolution française, mais il est né vers la fin de l’âge hellénistique, en réaction au rationalisme grec classique. Dans le bassin méditerranéen, les peuples de religions différentes (toutes acceptées avec indulgence par le Panthéon romain) se prirent à rêver d’une révélation reçue à l’aube de l’histoire humaine. Cette révélation, selon la mystique traditionaliste, resta longtemps cachée sous le voile de langues désormais oubliées — hiéroglyphes égyptiens, runes celtes, textes sacrés de religions asiatiques peu connues.
Cette nouvelle culture devait être syncrétiste. Le syncrétisme n’est pas seulement, comme l’indiquent les dictionnaires, « la combinaison de diverses formes de croyances ou de pratiques » ; une telle combinaison doit tolérer les contradictions. Chacun des messages originaux contient une once de sagesse et, lorsqu’ils semblent dire des choses différentes ou incompatibles, c’est uniquement parce que chacun fait allusion, de façon allégorique, à quelque vérité primitive.
Conséquence : il ne peut y avoir d’avancée du savoir. La vérité a déjà été énoncée une fois pour toutes et l’on ne peut que continuer à interpréter son obscur message.
Il suffit de regarder le syllabus de chaque mouvement fasciste pour y trouver les principaux penseurs traditionalistes. La gnose nazie se nourrissait d’éléments traditionalistes, syncrétistes, occultes. Julius Evola, la source théorétique essentielle de la nouvelle droite italienne, a fusionné le Graal avec les Protocoles des Sages de Sion, l’alchimie avec le Saint Empire romain germanique. Le fait même que, pour montrer son ouverture d’esprit, une partie de la droite italienne ait récemment élargi son syllabus en réunissant des travaux de De Maistre, Guénon et Gramsci, est une preuve éclatante de syncrétisme.
Si vous parcourez les rayons qui, dans les librairies américaines, sont intitulés New Age, vous pouvez même y trouver Saint Augustin qui, pour autant que je sache, n’était pas un fasciste. Mais allier Saint Augustin et Stonehenge, voilà bien un symptôme du Proto-fascisme.
Le traditionalisme implique le refus du modernisme. Tant les fascistes que les nazis adoraient la technologie, tandis qu’en général les penseurs traditionalistes la refusent, la tenant pour une négation des valeurs spirituelles traditionnelles. Toutefois, bien que le nazisme ait été fier de ses succès industriels, ses louanges de la modernité n’étaient que l’aspect superficiel d’une idéologie fondée sur le « sang » et la « terre » (Blut und Boden). Le refus du monde moderne était maquillé en condamnation du mode de vie capitaliste, mais il recouvrait surtout le rejet de l’esprit de 1789 (et de 1776 bien sûr) : le Siècle des Lumières, le Siècle de la Raison, vus ici comme le début de la dépravation moderne. En ce sens, le Proto-fascisme peut être défini comme un irrationalisme.
L’irrationalisme repose également sur le culte de l’action pour l’amour de l’action. L’action est belle en soi, on doit donc la mettre en œuvre avant – ou même sans – la moindre réflexion. Penser est une forme d’émasculation. Ainsi, la culture est suspecte, puisqu’on l’identifie à une attitude critique. De la déclaration attribuée à Goebbels (« Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver ») à l’emploi courant d’expressions telles que intellectuels dégénérés, crânes d’œuf, snobs efféminés, les universités sont un repaire de communistes, la suspicion envers le monde intellectuel a toujours été un des symptômes d’un Proto-fascisme. L’essentiel de l’engagement des intellectuels fascistes officiels s’attachaient principalement à attaquer la culture moderne et l’intelligentsia libérale pour avoir abandonné les valeurs traditionnelles.
Aucune croyance syncrétiste ne peut résister à la critique analytique. L’esprit critique établit des distinctions, et le fait de différencier est un signe de modernité. Dans la culture moderne, la communauté scientifique entend le désaccord comme un instrument de progrès des connaissances. Pour le Proto-fascisme, le désaccord est trahison.
Le désaccord est en outre signe de diversité. Le Proto-fascisme croît et cherche le consensus en exploitant et exacerbant la peur innée que suscite la différence. Le premier message d’un mouvement fasciste ou proto fasciste est un manifeste pour dénoncer les intrus. Le Proto-fasciste est donc raciste par définition.
Le Proto-fascisme procède d’une frustration personnelle ou sociale. Aussi, l’une des caractéristiques les plus typiques des fascismes historiques était-elle son attrait pour des classes moyennes frustrées, victimes d’une crise économique ou d’une humiliation politique, épouvantées par la pression de groupes sociaux inférieurs. À notre époque où les anciens « prolétaires » sont en passe de devenir la petite bourgeoisie (et que les Lumpen sont largement exclus de la scène politique), le fascisme de demain trouvera son public dans cette nouvelle majorité.
Quant à ceux qui ont le sentiment de n’avoir aucune identité sociale claire, le Proto-fascisme leur dit qu’ils jouissent d’un privilège unique qui est aussi le plus commun de tous : être né dans le même pays. C’est là que se trouve la source du nationalisme. De plus, les seuls à pouvoir fournir une identité à la nation, ce sont les ennemis. C’est pourquoi à la racine de la psychologie proto-fasciste on trouve l’obsession du complot, si possible international. Les disciples doivent se sentir assiégés. Le moyen le plus simple de démêler le complot consiste à en appeler à la xénophobie. Toutefois, le complot doit également venir de l’intérieur : aussi les juifs sont-ils en général la meilleure des cibles puisqu’ils présentent l’avantage d’être à la fois dedans et dehors. Aux États-Unis, le livre de Pat Robertson, The New World Order, constitue le dernier exemple en date d’obsession du complot, mais, comme nous l’avons vu récemment, il en existe beaucoup d’autres.
Les disciples doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la force de leurs ennemis. Quand j’étais enfant, on m’apprenait que les Anglais étaient « le peuple aux cinq repas » : ils mangeaient plus souvent que les Italiens, pauvres mais sobres. Les juifs sont riches et ils s’entraident grâce à un réseau secret d’assistance mutuelle. Cependant, les disciples doivent être convaincus de pouvoir vaincre leurs ennemis. Ainsi, par un continuel déplacement de registre rhétorique, les ennemis sont à la fois trop forts et trop faibles. Les fascismes sont condamnés à perdre leurs guerres, parce qu’ils sont dans l’incapacité constitutionnelle d’évaluer objectivement la force de l’ennemi.
Pour le Proto-fascisme, il n’y a pas de lutte pour la vie, mais plutôt une vie qui est vécue pour la lutte. Le pacifisme est alors une collusion avec l’ennemi. Le pacifisme est mauvais car la vie est un état de guerre permanent. Toutefois, cela engendre un complexe d’Armageddon. Puisque les ennemis doivent être vaincus, il devra y avoir une bataille finale, à la suite de laquelle le mouvement prendra le contrôle du monde. Une telle « solution finale » implique qu’il s’ensuivra une ère de paix, un Âge d’or venant contredire le principe de guerre permanente. Aucun leader fasciste n’a jamais réussi à résoudre cette contradiction.
L’élitisme est un aspect caractéristique de toute idéologie réactionnaire, en tant que fondamentalement aristocratique. Et l’élitisme aristocratique et militariste implique nécessairement le mépris des faibles. Le Proto-fascisme ne peut éviter de prêcher pour un élitisme populaire. Tout citoyen appartient au meilleur peuple du monde, les membres du parti sont les meilleurs au sein des citoyens, tout citoyen peut (ou devrait) devenir membre du parti.
Cependant, il n’est point de patriciens sans plébéiens. En fait, le Leader, qui sait parfaitement que son pouvoir ne lui a pas été conféré démocratiquement mais qu’il l’a conquis par la force, sait aussi que sa force repose sur la faiblesse des masses ; celles-ci sont si faibles qu’elles méritent et ont besoin d’un leader. Comme le groupe est organisé hiérarchiquement (selon un modèle militaire), chaque leader subordonné méprise ses subalternes, lesquels méprisent à leur tour leurs inférieurs. Tout cela renforce le sentiment d’un élitisme de masse.
C’est dans cet esprit que chacun est préparé à devenir un héros. Si dans toute mythologie, le héros est un être exceptionnel, dans l’idéologie proto-fasciste, être un héros est la norme. Ce culte de l’héroïsme est étroitement lié au culte de la mort. Ce n’est pas un hasard si la devise des phalangistes était « Viva la muerte ! » (on pourrait traduire par « Longue vie à la mort »). Dans des sociétés non-fasciste, on dit aux gens ordinaires que la mort est quelque chose de désagréable mais qu’il faut l’affronter avec dignité ; on dit aux croyants que c’est une façon douloureuse d’atteindre à un bonheur surnaturel. A contrario, le héros proto-fasciste, lui, aspire à la mort, annoncée comme la plus belle récompense après une vie héroïque. Le héros proto-fasciste est impatient de mourir. Entre nous soit dit, dans son impatience, il est beaucoup plus susceptible d’envoyer les autres vers la mort.
Dans la mesure où tant la guerre permanente que l’héroïsme sont des jeux difficiles à jouer, le proto-fasciste transfère sa volonté de puissance sur le domaine de la sexualité. Là est l’origine du. machisme (qui implique tout à la fois un réel mépris des femmes, mais également intolérance et condamnation des mœurs sexuelles hors norme, de la chasteté à l’homosexualité). mais dans la mesure où le sexe aussi est un jeu difficile à jouer, le héros proto-fasciste a tendance à jouer avec des armes, véritables ersatz phalliques.
Le Proto-fascisme se fonde sur un populisme sélectif, qu’on pourrait appeler populisme qualitatif. Dans une démocratie, les citoyens jouissent de droits individuels, mais l’ensemble des citoyens n’est doté d’un poids politique que du point de vue quantitatif (on suit les décisions de la majorité). Pour le Proto-fascisme cependant, les individus en tant que tels n’ont aucun droit, et le « Peuple » est perçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant la « Volonté Commune ».
Puisqu’il est impossible à une grande quantité d’êtres humains d’avoir une volonté commune, le Leader se veut leur interprète. Ayant perdu leur pouvoir de délégation, les citoyens n’agissent pas ; ils sont seulement appelés, pars pro toto, à jouer le rôle du Peuple. Ainsi, le peuple n’est plus qu’une fiction théâtrale. Pour avoir un bon exemple de populisme qualitatif, il n’est plus besoin de Piazza Venezia à Rome ou du Stade de Nuremberg. Notre avenir voit se profiler un populisme qualitatif télé ou Internet, dans lequel la réponse affective d’un groupe sélectionné de citoyens peut être présentée et acceptée comme la « Voix du Peuple »
En raison de son populisme qualitatif, le Proto-fascisme doit s’opposer aux gouvernements parlementaires « pourris ». L’une des premières phrases que prononça Mussolini devant le parlement italien a été : « J’aurais pu transformer cette salle sourde et sinistre en un bivouac pour mes manipules. » Les manipules étant des unités de la légion Romaine traditionnelle. Et de fait, il a aussitôt trouvé un meilleur abri pour ses manipules, mais peu après il a liquidé le parlement. Chaque fois qu’un politicien émet des doutes quant à la légitimité du parlement parce qu’il ne représente plus la « Voix du Peuple », on flaire l’odeur de le Proto-fascisme.
Le Proto-fascisme parle la « novlangue ». La « novlangue » fut inventée par Orwell dans 1984, comme langue officielle de l’Ingsoc, le Socialisme Anglais. Mais on retrouve des éléments d’Proto-fascisme dans diverses formes de dictature. Tous les textes scolaires nazis ou fascistes maniaient un lexique pauvre et une syntaxe élémentaire, afin de limiter les instruments d’un raisonnement complexe et critique. Cela dit, nous devons être prêts à identifier d’autres formes de novlangue, même lorsqu’elles prennent l’aspect innocent d’un talk-show populaire .
Le matin du 27 juillet 1943, on m’a dit que la radio avait annoncé la chute du fascisme et l’arrestation de Mussolini. Quand ma mère m’a envoyé acheter le journal, j’ai vu que les journaux, au kiosque le plus proche, avaient tous des unes différentes. En outre, après avoir vu les titres, j’ai réalisé que chacun disait des choses différentes. J’en achetai un, au hasard, et je lus un message publié en première page, signé par cinq ou six partis politiques, parmi lesquels la Démocratie Chrétienne, le Parti communiste, le Parti socialiste, le Parti d’Action, le Parti libéral.
Jusqu’alors, je croyais qu’il n’y avait qu’un seul parti par pays et qu’en Italie, c’était le Parti National Fasciste. Et là, je découvrais que, dans mon pays, il pouvait y avoir plusieurs partis qui coexistaient en même temps. Plus encore : comme j’étais un petit garçon éveillé, je me suis dis que tant de partis n’avaient pu naître du jour au lendemain, je compris que sans aucun doute ils existaient déjà sous forme d’organisations clandestines.
Le message en une célébrait la fin de la dictature et le retour de la liberté : liberté de parole, de la presse, d’association politique. Ces mots, liberté, dictature – mon Dieu – je les lisais pour la première fois de ma vie. Grâce à ces nouveaux mots, je renaissais en tant qu’homme libre occidental.
Il nous faut rester vigilant pour nous assurer que le sens de ces mots ne soit pas de nouveau oublié. Le Proto-fascisme est toujours présent autour de nous, parfois habillé en civil. Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire : « Je veux réouvrir Auschwitz, je veux que les chemises noires reviennent parader dans les rues italiennes ! » Hélas, la vie n’est pas aussi simple.
Le Proto-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes. Notre devoir est de le démasquer, de montrer du doigt chacune de ses nouvelles formes – chaque jour, dans chaque partie du monde. Je laisse une nouvelle fois la parole à Roosevelt : « J’ose dire que si la démocratie américaine cesse de progresser comme une force vivante, cherchant jour et nuit, par des moyens pacifiques, à améliorer la condition de nos citoyens, la force du fascisme s’accroîtra dans notre pays » (4 novembre 1938). Liberté et Libération sont une mission perpétuelle.
Permettez-moi de terminer par une poésie de Franco Fortini :
Sur le parapet du pont
Les têtes des pendus
Dans l’eau de la source
La bave des pendus
Sur le pavé du marché
Les ongles des fusillés
Sur l’herbe séchée du pré
Les dents des fusillés.
Mordre l’air mordre les pierres
Notre chair n’est plus celle d’hommes
Mordre l’air mordre les pierres
Notre cœur n’est plus celui d’hommes.
Mais nous avons lu dans les yeux des morts
Et sur terre, la liberté, nous la ferons
Mais ils l’ont serrée, les poings des morts,
La justice que nous ferons.
( poème traduit en anglais par Stephen Sartarelli ).