Paul Dza est reporter indépendant, il revient tout juste d’Ukraine et nous a transmis ce témoignage de ce qu’il y a vu. Non pas de la guerre en cours mais de la manière dont celle-ci est couverte par les journalistes occidentaux sur place.
Ce texte est un témoignage se positionnant à chaud, en réaction aux fantasmes que le conflit ukrainien suscite chez certains. Entre amertume et dégoût, contre la fascination morbide qui monte.
Je me dois avant tout de préciser ma position : travaillant ponctuellement avec une agence photo, je ne me définis pas comme journaliste. À travers la photographie, je peux aborder mes sujets de prédilection situés dans l’espace post-soviétique. Mon travail s’inscrit dans une perspective d’observation, d’analyse et non d’illustration d’actualité “chaude”. Comme lors de chacun de mes reportages, je me suis rendu en Ukraine après une préparation minutieuse durant de longs mois.
Depuis le 24 février, date à laquelle la Russie a lancé son invasion de l’Ukraine, la densité d’informations à ce sujet n’a pas désempli. La violence destructrice apparaît sur nos écrans dans une accumulation continue d’images, des corps et villes méconnaissables aux foules de réfugiés à perte de vue. Ces scènes, on les a déjà vues des dizaines de fois, on pourrait presque les interchanger si ce n’est que la solidarité était... plus distante. On parle de “loi de la proximité” quant à notre indignation sélective, et elle n’est pas uniquement géographique : elle s’exprime aussi par la rapidité des flux d’information qui nous engloutissent. C’est ainsi la face la plus morbide de l’avancée technologique qui intervient : chacun peut vivre en direct et à la carte les drames de ceux dont il méconnaissaient l’existence jusqu’alors. Et de changer de page lorsque les images lassent par leur similitude. Dans ce flot médiatique incessant, déplaçant l’échelle de la souffrance, quelle place pour le recul ? Un patron d’agence peu scrupuleux déclarait récemment dans Le Monde que « pour un jeune photographe, un conflit à moins de 2000 kilomètres de chez lui, c’est quand même une occasion professionnelle ». Il convient donc de rappeler à celles et ceux qui, happés par l’héroïsation du conflit et poussés par des patrons sans état d’âme, en oublieraient que la guerre cela reste de la ferraille et de la pierre qui volent, des vies et des corps marqués, une part d’humanité anéantie.
À Lviv, grande ville de l’ouest, les trépieds et caméras filmant en direct sont partout, des balcons d’hôtels de luxe aux quais bondés de la gare. Malaise lorsque dans le chaos de la foule, des familles qui tentent de fuir la guerre sont éblouies par le flash d’une caméra de télévision. Priorité au direct. Entre les sirènes d’alertes anti-aériennes, les habitants tentent de vivre une vie normale tandis que ces spectateurs de circonstances guettent, fouinent, s’impatientent. Refusant pour certains le constat de leur inutilité dans ce conflit romantisé, de nombreux journalistes rejettent la faute sur cette ville historique trop ’calme’ à leur goût, bien loin des images du front. En guise de consolation, ils tentent leur chance sur le morbide terrain de jeu qui leur est accessible, celui des obsèques de soldats. Devenues quotidiennes, elles permettent aux caméras braquées sur les familles de tenter à tout prix de saisir la souffrance au mépris de toute décence. J’y ai vu des familles bousculées, des fleurs écrasées pour une image qui finira au fond d’une carte mémoire. À l’ouverture des cercueils, les pleurs des mères qui enterrent leur fils sont rapidement absorbés par le brouhaha des reporters pressés. Ces scènes s’accumulent, le climat est nauséabond. Dans la foule de journalistes, plusieurs se mettaient ainsi en retrait, les « I can’t do that » se chuchotant au milieu des appareils qui crépitent. Que reste-t-il après la honte ? Journaliste est un métier qui nécessite de la clairvoyance. Dans ce conflit où les reporters indépendants sont livrés à eux-mêmes, il est de leur responsabilité d’arriver avec un bagage important afin de comprendre les enjeux de la situation. Force est de constater que ce n’est pas le cas de tous, alors se pose une question : comment éclairer si l’on n’est pas éclairé soi-même ? Si vous vous voyez déjà dire que vous ’avez fait l’Ukraine’ plutôt que de dire que vous y étiez, passez votre chemin. Il n’est pas question d’élitisme mais d’humilité vis-à-vis de son sujet.
Alors, à vous qui lisez ces lignes, posez-vous simplement la question : qu’est-ce qui pousse, si ce ne sont les raisons malsaines invoquées par certains, à “ne pas vouloir rater ce moment’ ? Les patrons n’ont que faire de vos vies, tant qu’il y a ’de la matière’. Dans une profession où certains groupes de médias et agences poussent à la concurrence en permanence, où l’on doit faire ses preuves pour quelques heures de reconnaissance, il faut signaler le remarquable engagement de la journaliste Laura-Maï Gaveriaux afin d’équiper des pigistes sur place. Dans ce climat nauséabond, tout passe par l’entraide face à l’exploitation.
Alors documentez-vous, évitez les images qui s’accumulent et ne font que cultiver une banalisation de la violence brute. Lisez, écoutez celles et ceux qui mettent leurs connaissances au service d’analyses précises. Plutôt que les experts en expertise des plateaux télés, des chercheur.e.s passionnant.e.s sont là pour vous apporter leurs clés de compréhension quasi en temps réel. Il n’y a que ce que l’on ne connaît pas qui fascine. Alors ne vous laissez engloutir ni par le brouhaha malsain d’images ni par la pression concurrentielle de l’information. Revenir traumatisé pour ’y avoir été’ ou alimenter des banques d’images bradées, cela en vaut-il la peine ?
Une pensée émue à celles et ceux qui ont payé de leur vie la couverture de ce conflit. Une pensée également aux nombreux volontaires et journalistes ukrainiens, pour qui la guerre n’était pas un choix.
Paul Dza