Ce texte, écrit il y a plus de 20 ans par Claude Guillon, suite au rejet par la fédération anarchiste de sa proposition de débat en marge du salon du livre libertaire en fête « faute de temps.et d’espace » (sic) reste aujourd’hui complètement d’actualité … la question reste ouverte …
Lorsque les organisateurs du « Livre libertaire en fête » [1] m’ont proposé d’y participer, ils m’ont demandé si je souhaitais animer un débat. J’ai proposé le thème suivant : « Les anarchistes sont-ils encore révolutionnaires ? ». Des difficultés d’organisation (moins de place et de temps que prévu) ont amené ces camarades à réduire l’éventail des thèmes abordés à ce qui leur paraissait essentiel ou susceptible d’attirer le plus large public. La lecture du programme retenu inciterait à répondre par la négative à la question que je souhaitais poser.
On hésite, à voir ce dont il paraît urgent de débattre aux libertaires d’aujourd’hui, entre deux hypothèses. Premièrement : la révolution a déjà eu lieu, et nous pouvons bavarder sereinement de choses et d’autres. Deuxièmement : les anarchistes veulent se présenter, à l’intérieur d’un système capitaliste qu’ils ont renoncé à détruire, comme une force d’affirmation culturelle. Dans un ouvrage dont le titre insiste significativement sur la seule idée, morale et individuelle, de révolte (« L’anarchie, une histoire de révoltes »), Claude Faber, l’un des auteurs conviés à fêter le livre libertaire, n’écrit-il pas : « Etre anarchiste aujourd’hui … c’est continuer à croire en l’idéal libertaire…, c’est avoir la fierté d’appartenir à une histoire…, c’est choisir une ligne de conduite…, c’est rester révolté…, c’est faire le choix de la citoyenneté ». Croyance – patrimoine – morale – révolte individuelle : ce maigre bagage ne peut mener plus loin, en effet, qu’à la niaiserie citoyenniste, dernier piège en date tendu par le système à ceux que les injustices révoltent. Avec un tel programme, les anarchistes peuvent rejoindre les postaliniens et les refondateurs-de-gauche à ATTAC, et voter contre le Front national aux élections…
Que des anarchistes militants se plient à l’actualité marchande de l’édition et participent ici à la promotion d’un ouvrage de vulgarisation [2] pour peu qu’il porte le « A cerclé » en couverture, en dit long sur la confusion théorique et la vacuité stratégique du mouvement. J’ai critiqué ailleurs [3] la vogue des textes de Noam Chomsky, défenseur lui-aussi d’un citoyennisme exigeant le renforcement de l’Etat.
Anarchiste, membre du collectif d’une revue (« Oiseau-tempête ») qui ne se réclame pas de l’anarchisme, mais rassemble des individus aux itinéraires divers, tous d’accord sur la perspective d’une nécessaire rupture avec le système capitaliste, je suis habitué et favorable à la confrontation et à l’ouverture. Encore faut-il savoir ce que l’on confronte à quoi et à qui ! On peut s’interroger, par exemple, sur l’intérêt de convoquer pour parler de « politiques sécuritaires » deux universitaires démocrates, adhérents d’un « Réseau contre la fabrique de la haine », qui, au lendemain du score flatteur de Le Pen, s’inquiétait de l’image de la France à l’étranger !
Depuis les festivités organisées par la CNT Vignoles [4] le 1er mai 2000, tout se passe comme si les livres, les revues, et surtout les rencontres et débats divers avaient pour fonction, non pas de débroussailler les questions concrètes qui se posent aujourd’hui à un mouvement révolutionnaire libertaire, mais plutôt de lui permettre de figurer sur une scène culturelle dont sa faiblesse numérique l’avait écarté jusqu’à ces dernières années.
Qu’il s’agisse d’un objectif consciemment poursuivi ou d’une dérive irréfléchie, je tiens à faire savoir que je ne m’y reconnais pas. L’histoire de l’anarchisme, pour reprendre un autre thème retenu, ne m’intéresse qu’autant qu’elle peut nous éclairer sur la façon dont, aujourd’hui, les anarchistes peuvent contribuer à faire l’histoire, c’est-à-dire à détruire le système d’exploitation et de domination pour lui substituer une société sans argent, sans État ni salariat.
Cela s’appelle un projet, et non une croyance.
19-20 oct. 2002
Claude Guillon