Demain Le Grand Soir
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" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les coeurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Les anarchistes espagnols — par Murray Bookchin
Article mis en ligne le 23 mars 2024
dernière modification le 4 février 2024

par siksatnam

Rares ont été les mouvements de masse aussi suivis que l’anarchisme en Espagne. En 1936, à la veille d’une guerre civile sur le point de couper la tête à ses principales organisations, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT) et la Federación Anarquista Ibérica (FAI) comptaient à elles seules plus de trois millions d’adhérents. Il faut dire que, malgré les épisodes répressifs, les conquêtes s’accumulaient depuis plusieurs décennies : dans plusieurs villes, les usines, les transports en commun et les services publics étaient pris en charge et administrés par des comités et des syndicats de travailleurs. Longtemps, néanmoins, l’histoire de la guerre d’Espagne et, plus encore, celle du mouvement socialiste qui l’a précédée ont été rangés dans les placards. Une occultation qui a très tôt attiré l’attention du communiste libertaire Murray Bookchin. Cette expérience s’est révélée fondatrice pour son militantisme et sa formation intellectuelle, au point qu’il a choisi de retracer l’histoire des « années héroïques » de l’anarchisme espagnol. Son ambition : proposer le contre-récit d’un soulèvement révolutionnaire dont staliniens et libéraux délivraient, selon lui, une image déformée. Pour la première fois, Les Anarchistes espagnols est traduit en français, et paraît aux éditions Lux. Nous publions la préface que Murray Bookchin y avait adjoint il y a tout juste trente ans.

La rédaction des Anarchistes espagnols s’est étalée sur une période de dix ans, entrecoupée d’articles et d’autres livres que j’ai écrits dans les années 1970. Mais je l’avais assurément amorcée dans ma tête quelque trente ans auparavant, alors que je découvrais la vérité sur la guerre civile espagnole (1936–1939). Cet important conflit a occupé une place conséquente dans ma jeunesse. Membre des Jeunesses communistes, je m’étais porté volontaire pour prendre part aux combats, mais on m’avait refusé en raison de mon âge. Deux de mes camarades plus âgés ont perdu la vie sur le front de Madrid. Au fil des années 1930, plus j’en apprenais sur le conflit (une révolution amorcée par des ouvriers et des paysans anarchistes, puis freinée par les menées contre-révolutionnaires des staliniens), plus j’étais désenchanté par mon affiliation au Parti communiste. Mal informé sur la nature révolutionnaire de la lutte (aux États-Unis, la presse libérale et la presse stalinienne se concertaient de façon éhontée pour dissimuler les faits relatifs aux mouvements ouvriers et paysans d’Espagne), j’ai tout de même fini par en savoir assez sur la situation pour rompre complètement avec les staliniens et commencer à sympathiser avec d’autres mouvements, d’abord antistaliniens puis socialistes libertaires. Quoi qu’il en soit, il est difficile d’expliquer aux jeunes d’aujourd’hui pourquoi la Révolution espagnole obsédait tant les militants de gauche des années 1930 et de rendre compte du désarroi idéologique et émotionnel, de l’inspiration et de l’immense espoir que ce conflit suscitait dans nos esprits et dans nos cœurs.

Au moment de la parution de l’édition originale des Anarchistes espagnols, en 1977, le mouvement était étonnamment peu connu. Des portraits généraux de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire espagnols avaient certes été publiés, mais ils étaient assez sommaires et manquaient d’informations importantes sur les structures organisationnelles, informations qui auraient pu être utiles aux jeunes militants des années 1960. Paru en 1938, l’ouvrage mémorable de George Orwell sur la guerre d’Espagne, Hommage à la Catalogne, était inconnu de la plupart des gauchistes américains de ma génération. Dans ce récit émouvant, mais très personnel, l’écrivain anglais rend compte de l’héroïsme dont il a été témoin à Barcelone et sur le front de l’Aragon. Malgré sa sympathie pour les anarcho-syndicalistes, il y envisage la situation du point de vue des miliciens du Partido Obrero de Unificación Marxista (Parti ouvrier d’unification marxiste, POUM). Pour tout militant assoiffé de connaissances sur la guerre civile, ce livre dressait un réquisitoire accablant contre le rôle des staliniens dans la lutte et offrait une évocation saisissante de l’atmosphère révolutionnaire qui régnait à Barcelone.

Paru en 1943, Le labyrinthe espagnol, de Gerald Brenan, était lui aussi très peu connu des gauchistes de mon âge. Au moment de sa réédition en livre de poche, en 1969, une nouvelle génération de militants, connue sous le nom de « nouvelle gauche », tournait ouvertement le dos au passé, à la « vieille gauche » et à la guerre d’Espagne. Des documentaires comme Mourir à Madrid, réalisé par Frédéric Rossif, ont certes permis à des militants de gauche des années 1960 de découvrir le poing levé (épisode que je me remémore avec beaucoup d’amusement), mais le contenu de la révolution y était largement ignoré. Ce film reprend machinalement les discours libéral et stalinien typiques selon lesquels le conflit se serait résumé à une « guerre de la démocratie contre le fascisme », et ne dit mot de la révolution anarcho-syndicaliste qui balayait l’Espagne « loyaliste » ou « républicaine ».

Brenan consacre deux des 14 chapitres de son livre aux mouvements libertaires espagnols (« Les anarchistes » et « Les anarcho-syndicalistes ») et y fait très souvent référence dans les autres. Néanmoins, malgré la valeur historique qu’ils revêtaient à mes yeux en 1969, ces chapitres ont soulevé chez moi plus de questions qu’ils n’en ont résolues. Brenan y adopte ce que j’appellerais un « point de vue andalou », selon lequel l’anarchisme espagnol était un mouvement essentiellement paysan et millénariste. Certes, l’auteur n’ignore pas la présence en Espagne d’une classe ouvrière industrielle, qui, dans les faits, représentait la majorité au sein de la célèbre Confederación Nacional del Trabajo (Confédération nationale du travail, CNT), au destin tragique. Mais, à l’instar de Franz Borkenau dans The Spanish Cockpit, paru en 1937, il semble adhérer à la thèse selon laquelle le mouvement était l’équivalent espagnol de la Réforme quasi mystique à laquelle le pays avait échappé cinq siècles auparavant et des mouvements chiliastes à l’origine des grands soulèvements paysans du XVIe siècle. Cette thèse fait de l’anarchisme la relique d’un lointain passé et réduit ses acteurs à des « primitifs de la révolte », pour citer la formule péjorative de l’historien marxiste Eric J. Hobsbawm. En Espagne, elle a contribué à donner au mouvement anarchiste l’image d’un « archaïsme » quelconque — une perception qui m’irrite pour des raisons théoriques, et pas uniquement parce qu’elle m’attriste.

À la fin des années 1960, j’ai entrepris de me pencher de plus près sur cet extraordinaire mouvement. Une dizaine d’années auparavant, ma sympathie pour le socialisme libertaire était devenue explicitement anarchiste. Si les idées anarchistes pouvaient s’appliquer à des pays « arriérés » et essentiellement agraires comme l’Espagne des années 1930, elles convenaient surtout à des pays fortement industrialisés comme les États-Unis. En 1967, j’ai parcouru l’Europe pour me faire une idée de l’envergure et de la réalité des courants anarchisants qui y évoluaient alors, tels les provos aux Pays-Bas et, dans une certaine mesure, les situationnistes en France. Mais, surtout, je me suis rendu en Espagne franquiste pour y chercher des livres sur l’histoire de l’anarchisme espagnol et y consulter des documents d’archives. Ailleurs en Europe, j’ai tenté d’interviewer des travailleurs et des auteurs anarchistes en exil qui avaient activement participé à la révolution. Je souhaitais retracer l’évolution du mouvement en explorant les subtilités de son histoire, ses modes d’organisation et certains événements obscurs auxquels des auteurs comme Brenan ne font qu’allusion. Je souhaitais aussi mieux connaître les collectifs ouvriers et paysans mis sur pied pendant les premiers mois de la révolution, en me penchant sur leurs façons de fonctionner et de se confédérer plutôt qu’en me contentant des statistiques sur leur productivité que des auteurs anarchistes mettaient en avant pour faire contrepoids aux éloges de l’« efficacité » économique des « plans quinquennaux » de Staline.

Cela dit, mes préoccupations ne se limitaient pas à des considérations historiques. Elles découlaient également de problèmes concrets auxquels faisait face la gauche des années 1960, qui exprimait souvent ses affinités avec l’anarchisme. De nombreux jeunes gauchistes utilisaient alors le terme « anarchie » pour désigner des visées largement égocentriques, à savoir l’expression souvent désorganisée d’un esprit de rébellion individuel qui n’apportait rien de durable à un mouvement qui avait cruellement besoin d’une idéologie raisonnée et de formes d’organisation libertaires. Profitant du vide idéologique et organisationnel de la nouvelle gauche, pendant que des anarchistes autoproclamés étaient occupés à s’égayer dans des happenings théâtraux, les marxistes (ou pire encore, les maoïstes) ont entrepris de prendre le contrôle du mouvement. Une nouvelle gauche largement décentralisée a ainsi été accaparée par des courants autoritaires qui joueraient un rôle déterminant dans sa destruction.

J’ai commencé à écrire Les anarchistes espagnols à la fin des années 1960 pour faire découvrir aux jeunes générations ce grand soulèvement révolutionnaire dont les libéraux et les staliniens donnaient une image si grossièrement déformée. J’étais déterminé à leur offrir l’exemple d’un mouvement social autodiscipliné où des ouvriers et des paysans ordinaires avaient tenté de poursuivre une révolution, et celui de révolutionnaires qui savaient s’organiser et s’efforçaient sérieusement de changer le monde au lieu de se contenter d’en faire le terrain de jeu de leurs propres activités culturelles. J’ai tenté de montrer que les anarchistes espagnols cherchaient à ancrer leur spontanéité dans la théorie, dans des activités réfléchies et, oui, dans l’adhésion programmatique à des principes révolutionnaires. J’espérais qu’un ouvrage racontant leur histoire contrasterait vivement avec les excentricités auxquelles tant de jeunes anarchistes américains des années 1960 réduisaient leur engagement — avant de commencer à se rallier, quelques années plus tard, à la société même qu’ils condamnaient.

Si, de nos jours, on peut considérer l’histoire des anarchistes espagnols autrement que comme le récit idéalisé d’événements appartenant à un passé révolu, tels l’érection de barricades dans les rues de Barcelone, la résistance d’ouvriers (et, dans les régions plus reculées, de paysans) en armes contre des forces militaires réactionnaires ou les grandes manifestations parsemées de drapeaux rouge et noir, il faut en remercier les nombreux Espagnols qui m’ont fourni de précieuses informations sur l’« idée » (mot par lequel ils désignaient l’anarchisme) et la « Confédération » (nom par lequel ils désignaient la CNT). Aujourd’hui, comme dans les années 1960, je crois nécessaire de perpétuer la mémoire d’une tradition anarchiste incarnée dont les objectifs et les pratiques étaient révolutionnaires. L’anarchisme espagnol était très différent du progressisme idéologiquement flou, voire mystique, de notre époque « postmoderne » (et, semble-t-il, « postrévolutionnaire »), où les « gauchistes » redoutent le conflit et adhèrent à un pluralisme souvent contradictoire qui tend à se muer en une aversion pour tout engagement digne de ce nom. Je ne voudrais pas non plus voir l’anarchisme militant et révolutionnaire auquel je souscris se muer en une perspective strictement culturelle semblable à celle que défendaient les situationnistes français (dont j’ai très bien connu l’univers complaisant et salonnier dans le Paris des années 1960).

Il ne faut toutefois pas conclure de ces réserves que l’anarchisme (y compris celui des Espagnols pendant la guerre civile) ne confère aucun contenu culturel et éthique à l’« idée ». En effet, contrairement aux socialistes de tout acabit, les anarchistes espagnols s’efforçaient de transformer leur vie quotidienne et leurs valeurs, de transmettre leurs rêves utopiques et leurs espoirs aux gens ordinaires avec qui ils travaillaient et vivaient. Leur « contre-culture » radicale occupait une place très importante non seulement dans leur vie personnelle, mais aussi dans leurs groupes d’action, leurs périodiques littéraires et leurs méthodes d’éducation libertaire.

L’anarchisme espagnol était ancré dans son époque, marquée par la rareté matérielle ; il avait pour objectif fondamental d’éradiquer la pauvreté et l’exploitation qui avaient plongé des millions d’ouvriers et de paysans d’Espagne dans une misère abjecte. Les anarchistes espagnols portaient sur le monde un regard rigoriste et productiviste. Vivant dans une société où la majorité disposait de peu, ils fustigeaient l’intempérance des classes dominantes, jugeant celle-ci complètement immorale. À l’opulence et à l’oisiveté des riches, ils opposaient un crédo éthique sévère, fondé sur le devoir, la responsabilité de travailler et le mépris des plaisirs de la chair.

Contrairement aux mouvements marxistes, toutefois, l’anarchisme espagnol attachait beaucoup d’importance à l’éthique et au style de vie, c’est-à-dire à la transformation morale de l’individu selon des principes libertaires. Il accordait aussi une grande valeur à la spontanéité, à la passion et aux initiatives de la base. Et il détestait viscéralement l’autorité et la hiérarchie sous toutes leurs formes. Malgré sa morale sévère, l’anarchisme espagnol s’opposait à l’institution du mariage, qu’il qualifiait de simulacre bourgeois. Il prônait plutôt l’union libre et considérait la sexualité comme une affaire privée, uniquement soumise à l’impératif du respect des droits des femmes. Il faut connaître l’Espagne des années 1930, imprégnée de fortes traditions catholiques et patriarcales, pour comprendre à quel point les pratiques anarchistes s’inscrivaient en rupture avec les normes, même chez les classes les plus pauvres, les plus exploitées et les plus négligées du pays.

Par-dessus tout, l’anarchisme espagnol avait un caractère radicalement expérimental. Les écoles de type Summerhill, populaires aux États-Unis dans les années 1960, sont les héritières directes d’expériences en éducation libertaire lancées par des intellectuels espagnols nourris d’idéaux anarchistes. Les anarchistes espagnols se souciaient des aspects concrets d’une société libertaire future et discutaient avidement de presque tous les changements qu’une révolution pourrait apporter à leur vie quotidienne. Nombre d’entre eux mettaient immédiatement leurs principes en pratique, dans la mesure où il leur était humainement possible de le faire. Des milliers d’entre eux modifiaient leur alimentation et renonçaient à des « vices » créateurs de dépendance comme la consommation d’alcool ou de tabac. Certains apprenaient à parler l’espéranto couramment, ayant la conviction que, après la révolution, toutes les frontières nationales tomberaient et les êtres humains parleraient une langue commune et partageraient une même tradition culturelle.

De ce fort esprit de communauté et de solidarité sont nés les « groupes d’affinité » anarchistes, forme d’organisation fondée non seulement sur des liens politiques ou idéologiques, mais aussi, souvent, sur des amitiés proches et un profond engagement personnel. S’inscrivant dans un mouvement qui prônait l’action directe, ces groupes produisaient des individus dotés d’une force de caractère et d’une audace exceptionnelles. Par ces observations, je ne voudrais surtout pas donner l’impression que le mouvement anarchiste espagnol se résumait à une croisade révolutionnaire menée par des « saints » intransigeants et moralement irréprochables. Comme toute organisation, il a compté sa part d’opportunistes égocentriques qui ont trahi ses idéaux à des moments cruciaux de la lutte. Il s’est cependant démarqué, même dans ce pays où le courage et la dignité ont toujours été fortement valorisés, par des personnalités remarquables comme Fermín Salvochea, Anselmo Lorenzo et Buenaventura Durruti, qui ont incarné différents aspects de son caractère et de ses idéaux.

Les anarchistes espagnols se battaient contre un ordre social qu’ils méprisaient. Ils étaient très conscients de la nécessité de bien s’organiser. Ce n’est d’ailleurs pas leur organisation ou leur programme qui ont causé leur perte, mais plutôt l’irrésolution de leurs « leaders » autoproclamés, sans parler des forces militaires bien équipées et bien entraînées qu’on avait déployées contre eux, lesquelles incluaient des troupes de volontaires marocains et une légion étrangère tristement réputée pour ses fusillades de masse en Afrique du Nord et, par la suite, en Espagne. Constituées en grande partie de mercenaires, les troupes de Francisco Franco qui ont pris les devants du soulèvement militaire de 1936 ont bénéficié des renforts de divisions italiennes et d’éléments de l’armée de l’air allemande. À tous ces écueils s’ajoutait l’atonie du mouvement ouvrier français, alors contrôlé par les staliniens, et de la classe ouvrière internationale en général, induite en erreur par la presse libérale et son pendant stalinien, atonie qui contrastait avec l’important soutien international obtenu par les bolcheviks de 1917 à 1920.

Mes recherches sur le mouvement ouvrier espagnol m’ont permis d’étayer une hypothèse que j’avais développée dans la foulée de mon expérience de syndicaliste et de travailleur de l’industrie, de la fin des années 1930 au milieu des années 1950 : le mouvement ouvrier classique, connu des gens de ma génération sous le nom de « socialisme prolétarien », a atteint son apogée pendant la guerre civile espagnole, puis a amorcé son déclin. Le conflit majeur qui déchirait l’Espagne a mis au jour l’idéalisme et l’opportunisme, les aspects émancipateurs et la dimension autoritaire ainsi que les potentialités et les limites d’un mouvement vieux d’un siècle qui s’était amorcé en juin 1848 par l’insurrection des travailleurs français sous le drapeau rouge et s’est poursuivi en juillet 1936 avec le soulèvement des ouvriers de Barcelone sous le drapeau rouge et noir — un mouvement presque légendaire qui s’est battu pour transformer le monde une fois pour toutes selon des principes rationnels, humanistes et coopératifs.

Aucun autre prolétariat dans le monde n’a égalé la conscience de classe, l’internationalisme, l’élan révolutionnaire et la grandeur humaine de la classe ouvrière espagnole. Je pense ici notamment au fier prolétariat anarchiste de Saragosse, véritable cœur du mouvement libertaire espagnol, lequel rejetait souvent les « simples » grèves économiques, jugeant préférable de se consacrer à la lutte politique. À ma grande incrédulité, il a même déclenché un débrayage d’une journée pour dénoncer l’arrestation par Hitler du leader stalinien allemand Ernst Thälmann, un homme qui considérait probablement les anarchistes comme des ennemis pires que les nazis. C’est cette magnifique classe ouvrière que les assassins franquistes ont anéantie dans le sang. Sa mémoire pourra rester vivante tant que des révolutionnaires se souviendront du passé et de ses promesses.

Je ne crois pas que l’anarcho-syndicalisme classique puisse renaître en Espagne sous la forme d’un mouvement de masse — ni qu’il puisse effectuer une percée majeure ailleurs dans le monde. Mais ce serait souhaitable. Je ne pourrais que me réjouir de l’émergence d’un grand mouvement ouvrier révolutionnaire qui exprimerait les préoccupations universelles de l’humanité. Mais l’histoire est très cruelle à cet égard. Elle relègue vite aux oubliettes les mouvements, les forces et les idéologies d’une époque (si inspirants soient-ils) lorsque le contexte change et nécessite de nouvelles façons d’envisager la société, de nouvelles théories. Le capitalisme d’aujourd’hui n’est plus ce qu’il était dans les années 1930, pas plus que les acteurs sociaux du changement révolutionnaire ne sont les mêmes que leurs prédécesseurs de la première moitié du XXe siècle (si tant est que ces derniers aient été de véritables acteurs de changement). Je fais cette affirmation non sans regret, avec la profonde impression d’avoir vu disparaître une époque mieux définie et moins complexe que celle dans laquelle vivent les jeunes d’aujourd’hui, sans parler de ceux de demain.

Mais ce n’est qu’en affrontant résolument ces différences historiques que les libertaires de gauche pourront se donner les moyens de reconstruire l’« idée » en adéquation avec la tradition antiautoritaire de la gauche et avec assez d’ouverture pour englober de nouveaux enjeux et de nouvelles réalités. Jamais le capitalisme n’a autant empiété sur la vie quotidienne que de nos jours. Il a rompu les liens communautaires et la solidarité de classe qui avaient alimenté le « socialisme prolétarien » de 1848 à 1939, période où le capitalisme assiégeait une société préindustrielle encore capable de lui résister grâce à sa riche vie de quartier ou de village. Depuis lors, la société préindustrielle a laissé place à une société de marché (et non à une simple économie de marché) qui a transformé une grande partie du monde occidental en vaste supermarché de banlieue auquel on n’a d’autre choix que d’adapter son mode de vie.

Non moins importante est la marchandisation de l’esthétique des anciens mouvements de gauche sous forme d’artefacts culturels ; même les films, les affiches et les dessins d’architecture des situationnistes (objets dont les membres de ce courant que j’ai connus se servaient pourtant pour pratiquer le « terrorisme culturel ») sont maintenant accrochés aux murs des musées, au grand plaisir d’une petite-bourgeoisie branchée. En 1967, pendant mes recherches à Barcelone, je constatais déjà que la poignée de main était en voie de remplacer l’abrazo typique des Espagnols et des Catalans, et que les attachés-cases étaient plus nombreux que les gamelles prolétariennes. Cette Espagne n’était plus celle sur laquelle j’avais fait tant de lectures assidues dans ma jeunesse ou que m’avaient décrite des amis à leur retour du champ de bataille de la guerre civile.

Une préface n’est pas l’endroit où se pencher sur la complexité des nouveaux enjeux auxquels fait face le monde contemporain ou sur les mouvements qui devraient voir le jour pour lutter contre le capitalisme ou la société hiérarchique en général. J’ai déjà publié de nombreux ouvrages sur le sujet, notamment Une société à refaire et The Philosophy of Social Ecology. Révolutionnaire incurable, je refuse tout compromis avec l’ordre social actuel. Sans prétendre que ma conception de l’anarchisme englobe l’ensemble de la tradition libertaire, je trouve tout de même étrange que tant d’anarchistes d’aujourd’hui semblent considérer mon appel à la cohésion idéologique, à la cohérence et à l’adoption d’une perspective révolutionnaire globale comme « élitiste », « agressif » et même « autoritaire » parce que je refuse d’assimiler des opinions manifestement contradictoires à la même enseigne idéologique. À cet égard, je reste fermement enraciné dans le mouvement révolutionnaire que les anarchistes espagnols ont tenté de créer. Si j’ai voulu raconter le chemin parcouru par ces derniers des années 1880 au début de la guerre civile, c’est, entre autres raisons, parce que je partage l’esprit dont ils ont voulu imprégner la classe ouvrière et la paysannerie de leur temps.
On peut difficilement reléguer les anarchistes espagnols aux oubliettes de l’histoire, car les enjeux qu’ils ont soulevés ont gardé toute leur pertinence pour ce qu’on peut qualifier de perspective révolutionnaire : leur idéalisme, leur attachement à des principes et leur militantisme sont des traits dont a cruellement besoin une gauche contemporaine qui, malheureusement, est engluée dans un pragmatisme vaguement progressiste. La nécessité pour la gauche contemporaine de renouer avec un socialisme éthique (fortement érodé par l’influence néfaste du stalinisme et de la social-démocratie) est aussi vitale qu’elle l’était autrefois. En cette époque marquée par le compromis avec l’ordre irrationnel établi, une fidélité inébranlable à une vision rationnelle de l’actualisation des potentialités humaines est plus nécessaire que jamais — une fidélité dont faisaient preuve les militants anarchistes espagnols, qui, il faut l’admettre, ne constituaient qu’une minorité, certes importante, au sein d’une CNT tentaculaire. Leur détermination à se battre pour un projet d’avenir authentiquement humaniste — le « communisme libertaire » —, leur attachement à leurs principes, leur opposition systématique au statu quo et leur refus de s’adapter à une société intrinsèquement malsaine sont des traits tout aussi indispensables à notre époque qu’ils l’étaient à la leur. Ces militants anarchistes vivaient parmi leurs camarades ouvriers et paysans. Au début de la guerre civile, ils se sont immédiatement portés volontaires pour prendre les armes et sont morts par milliers. Ils étaient prêts à tous les sacrifices pour le mouvement et l’« idée », et ce, malgré l’emprise croissante de leurs dirigeants sur la grande centrale syndicale qu’était la CNT, sans parler des postes élevés que certains d’entre eux ont obtenus au sein d’un gouvernement républicain qu’ils dénonçaient encore vigoureusement l’année précédente. Même en exil après la guerre, leur ferveur est restée intacte. […]

Extrait de Les Anarchistes espagnols, de Murray Bookchin, réédité aux éditions Lux en 2023.