Demain Le Grand Soir
NI DIEU, NI MAITRE !

Le Site de Demain le Grand Soir est issu de l’émission hebdomadaire sur "Radio Béton", qui fut par le passé d’informations et de débats libertaires. L’émission s’étant désormais autonomisée (inféodé à un attelage populiste UCL37 (tendance beaufs-misogynes-virilistes-alcooliques)/gilets jaunes/sociaux-démocrates ) et, malgré la demande des ancien-ne-s adhérent-es de l’association, a conservé et usurpé le nom DLGS durant de trop nombreux mois. Heureusement, le site continue son chemin libertaire... Finalement, au début 2023, l’équipe de l’émission a enfin pris la décision de changer de nom.

Le site a été attaqué et détruit par des pirates les 29 et 30 septembre 2014 au lendemain de la publication de l’avis de dissolution du groupe fasciste "Vox Populi".

Il renaît ce mardi 27 octobre 2014 de ses cendres.

" En devenant anarchistes, nous déclarons la guerre à tout ce flot de tromperie, de ruse, d’exploitation, de dépravation, de vice, d’inégalité en un mot - qu’elles ont déversé dans les cœurs de nous tous. Nous déclarons la guerre à leur manière d’agir, à leur manière de penser. Le gouverné, le trompé, l’exploité, et ainsi de suite, blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
(....)Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise - une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre -, révolte-toi contre l’iniquité, contre le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. "

Piotr Kropotkine -

Mascarades de la pureté
Article mis en ligne le 27 juillet 2023
dernière modification le 6 juillet 2023

par siksatnam

« Les gauchistes sentent le curé froid ! » : non seulement François Cavanna, fondateur de Charlie Hebdo, avait trouvé une formule géniale mais, surtout, il n’aurait pas imaginé à quel point elle serait plus pertinente encore à mesure que les idéologues de la pureté gagneraient en puissance et tenteraient d’imposer leur vision du monde au reste de la population. Et avec quel sinistre esprit de sérieux ! – incapables d’humour ni de légèreté, ils ne tournent vers le monde que le méchant rictus dont ne peut se départir celui persuadé de son infinie bonté.

Les idéaux de pureté nous empoisonnent l’existence. Derrière leurs multiples visages sourd la même haine de la vie et de l’homme, le même ressentiment, le même nihilisme. Moraline en étendard, les nouveaux prêtres sont prêts à laisser le monde brûler pour réaliser leurs utopies antihumanistes. Pereat mundus ! Ou comment des causes parfois (souvent) justes deviennent mortifères lorsqu’elles sont vécues comme des croisades. La morale n’a rien à faire en politique [1]. La morale est infra-politique ; importée dans le domaine politique, elle en consomme la destruction.

Antiracistes racialistes, néoféministes intersectionnels misandres, végans « antispécistes » et surtout antihumanistes, prophètes d’apocalypse collapsologique, paranoïaques complotistes et obscurantistes, trans- et posthumanistes aux illusions de pureté mécanique et algorithmique, confiscateurs et manipulateurs du langage, identitaires vraiment de droite ou faussement de gauche, révisionnistes et censeurs anachronistes, autoproclamés seuls représentants autorisés des pensées minoritaires, entrepreneurs de haine je-ne-suis-pas-Charlie et destructeurs du monde commun, etc. etc. (la liste, déjà longue, chaque jour s’allonge encore) : avec leurs fantasmes de feu, ils rêvent d’imposer leur conception de la pureté morale à l’humanité, contre son gré mais pour son Bien©. Foin du débat public et de la discussion dialogique entre opinions divergentes : l’autre n’est conçu que comme ennemi à anéantir pour ce qu’il est supposé être.

Dans son très beau livre, La généalogie de la morale (1887), Nietzsche propose une réflexion lumineuse (et si drôle ! et si cruelle !) sur les « idéaux ascétiques » dont la lecture éclaire la pensée et l’action de ces nouveaux Torquemada. Certes, on ne peut ni ne doit nier le caractère singulier, nouveau, des phénomènes qu’on observe ; mais il ne faut pas non plus les détacher complétement d’une expérience humaine continue. Le détour par les penseurs passés, démarche me semble-t-il nécessaire, permet d’y puiser des concepts, des réflexions qui s’appliquent de manière plus ou moins adéquate au présent.

Alors, avec Nietzsche pour guide, aventurons-nous dans ces déserts pour mieux comprendre nos « prêtres ascétiques » modernes et leurs mascarades de la pureté.

La violence des nouveaux moralisateurs

Nos nouveaux prêtres de la pureté discourent à l’hyperbole agressive. La morgue et la moraline s’allient « avec la violence d’un volcan de boue et avec cette éloquence grossière, trop relevée, trop tapageuse, qui a jusqu’ici toujours caractérisé les discours des volcans [2] ». Les commandements et interdits, toujours plus nombreux, toujours plus précis, toujours plus culpabilisants, éclatent sur les murs des villes et les écrans des foyers. Les nouvelles tables de la Loi s’imposent par la violence rhétorique, cache-sexe pour la faiblesse de leurs fondations : ayant renoncé à la conviction, les discours en appellent à la force de la foi. Or, « plus une croyance s’affirme avec force, et plus fragiles doivent être les bases sur lesquelles elle repose, plus invraisemblabe ce qui est cru en elle. Nous non plus, nous ne nions pas que la foi “sauve” : voilà précisément pourquoi nous contestons que la foi prouve quelque chose, – une foi puissante, et qui sauve, rend suspect ce dont elle est la foi ; elle ne fonde pas de “vérité”, elle fonde une certaine vraisemblance – de l’illusion [3]. » Oh ! Non qu’ils mentent sciemment : là n’est pas du tout l’affaire. Leurs diktats et oukases sont bien intentionnés, sont bien moraux – ce n’en est que pire !

Nos hommes cultivés d’aujourd’hui, nos « bons » ne mentent pas – c’est vrai ; mais ce n’est pas à leur honneur ! Le véritable mensonge, le mensonge authentique, délibéré, « honnête » (sur la valeur duquel on peut écouter Platon parler) serait pour eux quelque chose de bien trop rigoureux, de bien trop fort ; il exigerait, ce qu’on ne peut exiger d’eux, qu’ils ouvrent les yeux sur eux-mêmes, qu’ils soient capables de distinguer le « vrai » du « faux » en eux-mêmes. Seul le mensonge malhonnête leur convient ; tout ce qui aujourd’hui se considère comme « homme bon » est totalement incapable d’entrer avec la moindre chose dans un rapport qui ne soit celui de la fausseté malhonnête, fausseté foncière, mais aussi la fausseté innocente, fausseté ingénue, fausseté aux yeux bleus, fausseté vertueuse. Ces « hommes bons », – ils sont tous maintenant infectés de morale des pieds à la tête, et quant à l’honnêteté, convaincus d’infamie, perdus pour l’éternité : lequel d’entre eux supporterait encore une vérité « sur l’homme » !… [4]

Rien de plus méchant, donc, que ces « hommes bons » qui se vautrent dans une morale qu’ils taillent à leur mesure : d’autant plus petite qu’ils l’imaginent sublime. Alors que la morale elle-même, l’idée de morale, le concept de morale, la valeur de morale (on y est), pourraient n’être qu’une immense supercherie. Un vaste mensonge entretenu pour faire advenir les « derniers hommes » du Zarathoustra [5] ; la morale, ainsi, doit être critiquée, si elle ne se révèle qu’un frein mesquin à la réalisation de l’homme.

Car on a considéré la valeur de ces « valeurs » comme donnée, comme réelle, comme au-delà de toute mise en question ; jusqu’à présent on n’a pas hésité le moins du monde à donner à l’homme « bon » une valeur supérieure à celle du « méchant », une valeur supérieure dans le sens du progrès, de l’utilité, de la prospérité de l’homme en général (y compris de l’avenir de l’homme). Et si le contraire était vrai ? Et s’il y avait chez le « bon » aussi un symptôme de régression de même qu’un danger, une séduction, un poison, un narcotique, qui permettrait au présent de vivre en quelque sorte aux dépens de l’avenir, peut-être avec plus de confort, moins de risques, mais aussi dans un style plus mesquin, plus bas ?… De sorte que ce serait la faute de la morale si l’espèce humaine n’atteint jamais le plus haut degré de puissance et de splendeur auquel elle puisse prétendre ? De sorte que la morale serait le danger des dangers ?… [6]

« Infectés de morale des pieds à la tête » : la métaphore médicale traverse l’ouvrage et tout l’œuvre de Nietzsche. La morale est à la fois maladie elle-même et symptôme d’une maladie plus grave encore : le nihilisme. Une morale par-dessus tout : la morale de la pitié. Accorder de la valeur à la pitié, c’est plonger sciemment dans le nihilisme.

C’est précisément là que je voyais le danger majeur pour l’humanité, sa tentation, sa séduction les plus sublimes – vers quoi ? vers le néant ? – c’est précisément là que je voyais le commencement de la fin, l’arrêt, la fatigue qui fait regarder en arrière, la volonté qui se retourne contre la vie, l’ultime maladie qui s’annonce dans la douceur et la tristesse : cette morale de la pitié qui gagnait de plus en plus, contaminant même les philosophes et les rendant malades, était à mes yeux le symptôme le plus inquiétant de notre civilisation européenne, elle-même devenue inquiétante : un détour aboutissant peut-être à un nouveau bouddhisme ? à un bouddhisme européen ? au – nihilisme ?… Cette préférence, cette surestimation de la pitié est une innovation des philosophes modernes : jusqu’ici les philosophes étaient tombés d’accord sur la non-valeur de la pitié. Je ne cite que Platon, Spinoza, La Rochefoucauld et Kant, quatre esprits aussi différents que possible les uns des autres, mais unanimes en ceci : le mépris de la pitié. [7]

Quelle pitié englue tous les prêches de nos idéologues de la pureté ! Refusant la maturité à des êtres rapetissés à un statut de victime par essence, à leur manière mais comme tous leurs prédécesseurs, les moralisateurs d’aujourd’hui font fructifier leur fonds de commerce sur le marché du bon sentiment. Objets de cette compassion poisseuse, les nouveaux « damnés de la Terre » leur sont à la fois troupeau et marchandise – y trouvant eux-mêmes, il est vrai, leur compte (on y revient dans quelques instants).

Entre silencieusement le ressentiment appuyé sur le bras du nihilisme (Chateaubriand ou presque)

Toutes ces idéologies faisandées se rencontrent, en effet, à la diagonale de la compassion et du dégoût pour l’homme. Or, « ce dont il faut avoir peur, ce qui serait plus fatal que toute autre fatalité, ce n’est pas la grande peur, mais le grand dégoût de l’homme ; de même la grande compassion pour l’homme. Si un jour ces deux fatalités s’accouplaient, aussitôt une chose sinistre entre toutes viendrait inévitablement au monde : la « dernière volonté » de l’homme, sa volonté de néant, le nihilisme [8]. » Le nihilisme, on l’a dit, est la pire maladie. Ceux qui en sont atteints « empoisonnent et mettent en question le plus dangereusement notre confiance en la vie, en l’homme, en nous-mêmes [9]. » Mus par le ressentiment et la haine, ils prennent prétexte délirant de vengeance pour monopoliser la prétention à la vertu.

Et que de mensonges pour ne pas reconnaître que cette haine est de la haine ! Quel étalage de grands mots et de façons, quel art de la calomnie « honnête » ! Ces malvenus : quelle noble éloquence coule de leurs lèvres ! Quelle soumission mielleuse, visqueuse, obséquieuse, flotte dans leur regard ! Que veulent-ils au juste ? Représenter tout au moins la justice, l’amour, la sagesse, la supériorité – voilà l’ambition des « inférieurs », de ces malades ! Et comme cette ambition rend habile ! On admire notamment l’habileté de faux-monnayeur avec laquelle est imitée ici la frappe de la vertu, et jusqu’au tintement, le tintement d’or de la vertu. Ils ont maintenant tout à fait monopolisé la vertu, ces faibles, ces malades incurables, point de doute : « nous seuls, nous sommes les bons, les justes, disent-ils, nous seuls, nous sommes les homines bonae voluntatis ». [10]

Ces « hommes de bonne volonté » sont surtout des avatars de l’« homme du ressentiment », « ni franc, ni naïf, ni honnête et sincère envers lui-même [11] ». Ils fabriquent de toute pièce la figure du méchant pour se percevoir eux-mêmes bons : « [l’homme du ressentiment] a conçu “l’ennemi méchant”, “le méchant” comme principe, à partir duquel il imagine par imitation et comme antithèse un “bon” – lui-même !… [12] » Et lorsqu’ils brandissent ainsi contre l’ennemi leur propre vertu, leur propre morale, et tous leurs bons sentiments, c’est pour mieux camoufler sous les oripeaux d’une justice dévoyée la vengeance que leur inspire leur ressentiment contre des crimes qu’ils inventent en imagination. Juges et bourreaux à la fois, ils ne jouissent qu’à la perspective de purifications par le feu, d’expiations collectives et d’autoflagellations publiques [13].

oh combien sont-ils au fond d’eux-mêmes disposés à faire expier, combien ont-ils soif d’être des bourreaux. Parmi eux, on rencontre en foule des vindicatifs déguisés en juges qui ont éternellement, comme une bave empoisonnée, le mot « justice » à la bouche, – une bouche toujours prête à cracher sur tout ce qui n’a pas l’air mécontent et qui va son chemin de bon cœur. Parmi eux ne manque pas non plus cette espèce répugnante de vaniteux, les avortons menteurs qui cherchent à jouer les « belles âmes » et à jeter sur le marché, enveloppée de poèmes et d’autres langes, leur sensualité viciée, donnée pour « pureté de cœur » : représentants de l’onanisme moral, de l’« autosatisfaction ». [14]

Tous ceux qui ne barbotent pas dans les mêmes marécages qu’eux doivent en répondre ; tous les épargnés du ressentiment et du nihilisme, tous les indifférents à l’étroite conception de la pureté qu’ils vénèrent, tous les sensibles à la pensée, à la réflexion, à l’émerveillement au monde, tous les heureux en somme, doivent expier et renier leur bonheur nécessairement peccamineux.

il y a là tout un monde frémissant de vengeance souterraine, insatiable, inépuisable dans les explosions contre les heureux et aussi dans les travestissements de la vengeance, dans les prétextes à exercer la vengeance : quand arriveraient-ils vraiment au suprême, au plus subtil, au plus sublime triomphe de la vengeance ? de toute évidence, s’ils réussissaient à mettre leur propre misère et toute la misère du monde dans la conscience des heureux, si bien qu’un jour ceux-ci en vinssent à avoir honte de leur bonheur et peut-être à se dire entre eux : « c’est une honte d’être heureux ! il y a trop de misère ! »… [15]

Cette calomnie de la vie, cette « vie contre la vie » [16], témoigne de la volonté de néant qui accompagne la désespérance en l’homme. « Tel est le funeste destin de l’Europe – ayant cessé de craindre l’homme, nous avons du même coup cessé de l’aimer, de le vénérer, d’espérer en lui et même de le vouloir. Désormais le spectacle qu’offre l’homme fatigue – qu’est-ce aujourd’hui que le nihilisme, sinon cela ?… Nous sommes fatigués de l’homme [17]… » Cette fatigue de l’homme trouve aujourd’hui un débouché dans la détestation fondamentale de la plupart des mouvements ascétiques contemporains pour l’universalisme, c’est-à-dire la défense de la dignité de l’homme parce qu’il est homme. Et avec la vie et l’homme, la raison elle-même subit cette guerre d’anéantissement :

Refuser de croire à son moi, se nier à soi-même sa propre « réalité » – quel triomphe ! – ce n’est plus seulement un triomphe sur les sens, sur l’évidence, mais un triomphe d’une espèce bien plus élevée, un acte de violence et de cruauté contre la raison : volupté qui atteint son comble lorsque la raison, se méprisant et se tournant ascétiquement en dérision, décrète : « il existe un royaume de la vérité et de l’être, mais justement la raison en est exclue ! »… [18]

Cette charge sonne douloureusement à nos oreilles car, avec la description de l’asservissement de la raison et de son retournement contre elle-même, comment ne pas penser ici aux attaques répétées et assumées contre la science en général et, en particulier, contre l’histoire (révisionnistes mémoriels qui s’exonèrent de la réalité historique et inventent un monde à leur convenance ) ou la biologie (révisionnistes gender qui s’exonèrent de la réalité biologique et inventent un monde sexuel à leur convenance [19]) ? Les différentes sectes idéologiques poussent le vice jusqu’à faire passer leur bouillie pseudo-intellectuelle pour scientifique et diffusent leur poison antirationnel jusque dans les universités, sanctuaires profanés de la raison abolie.

Physionomies des (nouveaux) prêtres ascétiques en leurs idéaux

Les idéaux ascétiques n’ont pas la même signification selon qui s’en empare. Ainsi, pour le philosophe par exemple, l’idéal ascétique comme appel du désert représente-t-il « un optimum des conditions de la spiritualité » : l’affirmation de la philosophie et de soi-même [20]. À l’opposé, comme en un miroir inversé, la conception des idéaux ascétiques par les prêtres ascétiques – conception maladive, nihiliste, mensongère (« cette officine où l’on fabrique des idéaux – il me paraît qu’elle pue le mensonge [21] ») – sert d’instrument à l’entreprise d’imprégnation des esprits par les « idées fixes » au cœur de l’idéologie imposée. En d’autres termes, il s’agit de fixer les idées dans et par la douleur de l’ascétisme : « toutes les religions sont au plus profond d’elles-mêmes des systèmes de cruautés. » Et un peu plus loin :

En un sens, tout l’ascétisme s’y rattache : on rend quelques idées ineffaçables, présentes à l’esprit, inoubliables, « fixer », afin d’hypnotiser tout le système nerveux et intellectuel par ces « idées fixes » – et les procédés et les formes de vie ascétiques sont des moyens pour protéger ces idées de la concurrence de toutes les autres, pour les rendre « inoubliables » [22].

De ce point de vue, le dolorisme des sectes modernes qui s’infligent privations et mortifications n’est pas d’une nature bien différente de celui qu’affectaient leurs prédécesseurs – peut-être le kitsch en plus. Les « idées fixes » dont il doit marquer au fer rouge les esprits sont du prêtre ascétique le moteur de l’action et même de l’existence. Rappelant le Realissimum chez Voegelin, ou l’idée fondatrice de l’idéo-logie chez Arendt, elles dirigent entièrement la vision qu’il cherche à imposer au monde et instituent son personnage : « le prêtre ascétique trouve dans son idéal non seulement sa foi, mais aussi sa volonté, sa puissance, son intérêt. Sa raison d’être existe ou disparaît en même temps que cet idéal [23] », cet idéal nihiliste qui le guide et fait de lui l’adversaire de la vie – le prêtre ascétique vit contre la vie.

fielleux et mauvais, les regards y [dans la vie ascétique] dénoncent même l’épanouissement physiologique, en particulier ce qui en est l’expression, la beauté et la joie ; en revanche, on éprouve et on recherche du plaisir dans l’insuccès, dans le dépérissement, la douleur, la malchance, la laideur, dans le dommage bénévole, le renoncement, les mortifications et le sacrifice de soi. Tout cela est paradoxal au plus haut point : nous sommes en présence d’une discordance qui se veut elle-même discordante, qui jouit d’elle-même dans cette souffrance et qui même devient d’autant plus sûre d’elle-même et plus triomphante que décroît sa propre condition, sa vitalité physiologique. « Le vrai triomphe dans l’agonie dernière » : c’est sous ce signe superlatif que l’idéal ascétique a combattu toujours ; dans cette énigme de la séduction, dans cette image du ravissement et du tourment, il reconnut sa lumière la plus claire, son salut, sa victoire finale. Crux, nux, lux – pour lui c’est une seule et même chose. [24]

Il n’est qu’à voir aujourd’hui tous ces calomniateurs de la vie qui prennent pour prétexte de nobles causes – comme leur en donne l’occasion rêvée, par exemple, l’effroyable crise environnementale et climatique qui fait peser sur l’humanité les pires dangers de son histoire – pour déverser leur bile noire et étouffer l’action sous une chape de moraline culpabilisante. Ils détestent la vie comme ils exècrent l’homme. Leurs utopies ne sont que des déserts tristes. « Selon l’ascète, la vie est un chemin pris par erreur, et que l’on doit finalement refaire en sens inverse, jusqu’à son commencement ; ou bien une erreur que l’on réfute – que l’on doit réfuter par ses actes : car il exige qu’on le suive, il impose partout où il peut son évaluation de l’existence [25]. » Il ne faut pas pour autant croire que cette « évaluation de l’existence » relève d’une exception statistique : elle pourrait plutôt être si répandue qu’elle soit la norme.

Qu’est-ce que cela signifie ? Une manière d’évaluer si monstrueuse ne fait pas figure d’exception et de curiosité dans l’histoire humaine : elle est un des faits les plus répandus et les plus persistants qui soient au monde. Lues d’un astre lointain, les lettres majuscules de notre existence terrestre pourraient conduire à conclure que la terre est l’étoile ascétique par excellence, un coin habité par des créatures mécontentes, hautaines et répugnantes, atteintes d’un incurable et profond dégoût d’elles-mêmes, de la terre et de toute vie, et qui s’acharnent à se faire souffrir pour le plaisir de faire souffrir : – probablement leur seul plaisir. Il suffit de considérer avec quelle régularité et quelle constance le prêtre ascétique a fait son apparition à presque toutes les époques ; il n’appartient à aucune race en particulier ; il prospère partout ; il provient de toutes les classes sociales. [26]

Les résurgences actuelles de cet esprit ascétique prennent moult figures qui de la caste des prêtres ascétiques héritent tous les modes de penser et toutes les méthodes d’agir. Parmi eux, les apôtres de l’entre-soi identitaire sont sans doute les pires, les « ennemis les plus méchants » de la vie parce que les plus haineux dans leur désir pathologique de vengeance.

Les prêtres, comme on sait, sont les ennemis les plus méchants – et pourquoi donc ? Parce qu’ils sont les plus impuissants. L’impuissance fait naître en eux une haine féroce, monstrueuse, la haine la plus intellectuelle et la plus venimeuse qui soit. Les plus grands haineux de l’histoire ont toujours été des prêtres, de même qu’il n’y a pas de haineux plus intelligents qu’eux : – en comparaison avec l’esprit que peut mettre en œuvre la vengeance sacerdotale, tout autre effort de l’esprit n’entre guère en ligne de compte. [27]

Mais ces prêtres ennemis de la vie ne seraient rien – pas même prêtres – s’ils prêchaient seuls dans leurs déserts.

Ces bergers, bourreaux de leurs troupeaux

Pour mener à bien leur entreprise destructrice, pour parachever leur projet d’anéantissement, ils se réalisent dans la domination de troupeaux bêlants, prêts à tout pour embrasser leurs idéaux ascétiques. « Dans le désir de se débarrasser de leur sourd malaise et de leur sentiment de faiblesse, tous les malades, tous les maladifs tendent instinctivement à s’organiser en troupeau : le prêtre ascétique devine cet instinct et l’encourage ; partout où il y a troupeau, c’est l’instinct de faiblesse qui a voulu le troupeau et la sagesse du prêtre qui l’a organisé [28]. »

Ainsi vont les meutes fanatisées sur les réseaux sociaux, lâchées à dessein par leurs gourous pour harceler leurs ennemis au moindre prétexte de remise en cause de leurs dogmes et idéaux de pureté [29]. Le prêtre ascétique se sert du « constant appétit de tyrannie » qui « se dissimule dans toute oligarchie [30] » pour asseoir son pouvoir sur le troupeau. Berger, il en devient le tyran, le dieu.

La domination sur ceux qui souffrent, voilà son royaume, le rôle que lui assigne son instinct, il y trouve l’art qui lui est propre, sa maîtrise, sa manière à lui d’être heureux. Il faut qu’il soit lui-même malade, il faut qu’il ait une affinité foncière avec les malades et les déshérités pour pouvoir les entendre, – et s’entendre avec eux : mais il lui faut aussi être fort, plus maître encore de soi que des autres, intact, surtout dans sa volonté de puissance, s’il veut obtenir la confiance des malades et leur inspirer de la crainte, s’il veut être pour eux un appui, un rempart, un soutien, une contrainte, un instructeur, un tyran, un dieu. [31]

Ces « malades » du nihilisme, pour conserver la métaphore de Nietzsche, ô combien pertinente, se reconnaissent à leur volonté de (faire) souffrir, à leur goût pour la douleur et la mortification qui accompagne, on l’a vu, les idéaux ascétiques.

Ce vieux, ce grand magicien en lutte contre le malaise, le prêtre ascétique – c’était bien lui qui avait vaincu, son règne était arrivé : déjà on ne se plaignait plus de la douleur, on avait soif de douleur ; « souffrir ! souffrir ! souffrir ! » ainsi, pendant des siècles, supplia le désir de ses disciples et de ses initiés. Tout excès douloureux du sentiment, tout ce qui brise, renverse, écrase, transporte, ravit, le secret des chambres de torture, l’imagination féconde de l’enfer même – tout cela était désormais découvert, deviné, exploité, tout cela était au service du magicien, tout cela servait désormais à la victoire de son idéal, de l’idéal ascétique… [32]

Pour ce faire, le prêtre ascétique ne se pose qu’une question : « comment provoquer des sentiments excessifs [33] ? ». La réponse : orienter correctement la force qui meut ces troupeaux, le ressentiment. Il dirige le ressentiment, au sens propre – il lui donne une direction, il fournit au besoin de coupable son exutoire exécutoire.

Celui qui souffre cherche instinctivement à sa souffrance une cause ; plus précisément, il lui cherche un auteur ; plus exactement encore, un coupable lui-même susceptible de souffrance – bref, un être vivant quelconque sur lequel il puisse, réellement ou en effigie, et sous n’importe quel prétexte, décharger ses passions : car la décharge des passions est, pour celui qui souffre, la meilleure façon de chercher un soulagement, un engourdissement, c’est le narcotique qu’il recherche inconsciemment contre toute espèce de tourment.
[…]
« Quelqu’un doit être coupable de ce que je me sente mal », cette manière de conclure est propre à tous les êtres maladifs, et cela à proportion qu’ils ignorent la cause véritable de leur malaise [34] »

La recherche obsessionnelle d’un coupable révèle une pathologie profonde : on se déchire l’âme à se faire victime imaginaire de crimes par soi-même inventés. Tout le réel bascule dans le délire de persécution, dans une paranoïa qui place au cœur du fantasme la volonté de faire payer quelqu’un pour la souffrance qu’on s’inflige.

Ceux qui souffrent ont tous une effrayante disposition à inventer des prétextes à leurs passions douloureuses ; ils jouissent même de leurs soupçons, de leurs ratiocinations moroses sur les bassesses et les préjudices dont ils se croient victimes, ils scrutent les entrailles de leur passé et de leur présent pour y chercher des histoires obscures et douteuses, où ils sont libres de se griser de soupçons torturants et de s’enivrer du poison de leur propre méchanceté – ils rouvrent violemment leurs plus vieilles blessures, ils saignent de plaies depuis longtemps cicatrisées, ils transforment en malfaiteurs ami, femme, enfant et tous leurs proches. « Je souffre : quelqu’un doit en être coupable », ainsi pense toute brebis maladive. [35]

À quoi le prêtre ascétique répond : « mais c’est toi qui es ce quelqu’un, c’est toi-même et toi seulement qui en es coupable, – c’est toi-même et toi seulement qui es coupable de toi [36] !… » Le berger du troupeau a ainsi pour rôle de « changer la direction du ressentiment » – il encourage la volonté de faire subir le poids de la souffrance à quelqu’un mais désigne la brebis coupable.

Souffrant de lui-même d’une manière quelconque, sans doute physiologique, à peu près comme un animal enfermé dans une cage, sans savoir pour quelle cause ni dans quel but, avide de raisons – les raisons soulagent –, avide de remèdes et de narcotiques, l’homme finit par demander conseil à quelqu’un qui connaît même ce qui est caché – et voici ! il reçoit une indication, il reçoit de son magicien, du prêtre ascétique, la première indication sur la « cause » de sa souffrance : il doit la chercher en lui-même, dans une faute commise, dans un moment de son passé, il doit comprendre sa souffrance comme un châtiment… Il a entendu, il a compris, le malheureux : maintenant il connaît le sort de la poule autour de laquelle on a tracé un cercle. Il ne lui est plus possible de franchir la ligne : le malade s’est transformé en « pécheur »… [37]

C’est là, sans doute que les versions contemporaines divergent du modèle du prêtre ascétique nietzschéen. En divergent ou, peut-être, le réalisent plus pleinement encore et le dépassent. En effet, alors que le prêtre ascétique fait porter la faute sur soi, nos purs trouvent en l’autre – cet ennemi méchant de l’idéal, qu’il construit – le défouloir des passions et de la culpabilité, la cible exutoire du ressentiment. Le « déchargement des passions » ne se fait donc plus sur soi mais subit un autre « détournement » qui le dirige vers les adversaires désignés. Ce renversement majeur de l’action du prêtre ascétique sur son troupeau lui permet la confirmation d’une innocence absolue, intrinsèque, du troupeau qui vide son ressentiment et déverse son nihilisme sur la figure expiatoire de boucs-émissaires préfabriqués.

*

La tentation est grande, en réponse à ces prêtres ascétiques, à ces idéalistes de la pureté qui s’acharnent contre la vie et prêchent l’anéantissement du monde, de verser dans un nihilisme opposé et de se réfugier dans le confort illusoire du microcosme privé. « Ils veulent nous imposer leur moraline et leur pureté frelatée ? eh bien ! jouissons ! et oublions ». Attention toutefois à ne pas, au fallacieux prétexte d’en inverser les valeurs, se vautrer dans une corruption tout aussi asservissante. En effet, les idéaux ascétiques sont le reflet pornographique de la corruption générale qui fait préférer l’asservissement du consommateur à la liberté du citoyen. Le seul remède à ces deux versions du poison nihiliste réside dans la vertu civique. Car si la lutte ne peut se faire qu’au nom de la vie elle-même, ce n’est pas en cédant aux fausses promesses de félicités narcotiques qu’elle se mène, mais dans l’édification d’un monde commun habitable par l’homme.

Cincinnatus, 11 janvier 2021