
Nous sommes le 13 mars 1871. Cinq jours avant. Les drapeaux rouges fleurissent aux fenêtres des quartiers populaires. A Neuilly, on ferme les volets. Au Parlement, les mots prophétiques de Victor Hugo, résonnent encore : L’heure va sonner, Messieurs ; nous la sentons venir … cette revanche prodigieuse ...Nous sommes le 13 mars 1871 et dans le splendide appartement du diplomate turco-égyptien Khalil-Bey, un tableau est accroché à une cimaise. Jamais un musée ne l’aurait accepté, celui-là. Son auteur, c’est Gustave Courbet, proudhonien, communard, génie. Ce tableau s’appelle l’origine du monde.
Nous sommes le 13 mars 1871 et un Ardennais de 16 ans quitte Paris ; il voulait basculer dans l’ivresse sociale. Mais les choses n’ont pas encore commencé, alors il rentre. La légende rapporte qu’il serait revenu à Charleville à pied. Menacé de maison de correction par sa mère, il va embarquer sur un bateau ivre de poésie. Il s’appelle Arthur Rimbaud.
Nous sommes le 13 mars 1871 et Louise Michel, fille naturelle d’une servante et de son châtelain de maitre, est institutrice et précurseure de la pédagogie active ; elle écrit aussi des poésies. Quand les cerisiers seront en fleur, Louise passera de l’encre noire au pétrole rouge. Louise ne sait pas encore qu’elle va passer sept ans au bagne de Nouvelle-Calédonie et s’éveiller au combat décolonial au contact des Kanaks. Non, ces soirs-là, elle voit parfois un ami, fragile et discret chef de bureau qui poétise le soir. Il s’appelle Paul Verlaine. Il sera communard, discret.
Nous sommes le 13 mars 1871 et la bretonne Nathalie Lemel a quitté son mari qui sombrait dans l’alcool. Cette ouvrière relieuse fonde La Marmite, ancêtre des restaurants du cœur, qui va nourrir huit-mille personnes par jour. Nathalie ne sait pas encore qu’un jour prochain, elle embarquera avec Louise Michel, la vierge rouge, sur le bateau-prison La Virginie. Elle ne sait pas. Elle accueille Elizaveta Dmitrieff, Russe, vingt ans, qui vient d’arriver de Londres. C’est Karl Marx qui a demandé à Elisabeth de gagner Paris … parce qu’il va se passer quelque chose.
Nous sommes le 13 mars 1871 et comme tous les jours, Henriette Toulemonde s’est fardée pour aller faire le trottoir. Ça fait longtemps que cette prostituée de la misère ne réagit plus quand les policiers se moquent de son nom qui tombe comme une prédestination. Elle sera l’égérie furieuse des barricades, fusil à la main, promettant une nuit d’amour à qui se battra. A l’officier versaillais qui, un jour de mai, lui désignera son poteau d’exécution en lui disant : toi, fous-toi là, elle répondra : qui êtes-vous, Monsieur, qui tutoyez les femmes ?
Nous sommes le 13 mars 1871 et Louis Rossel, provençal, protestant, officier à Metz, a démissionné de l’armée, écœuré par la nullité et la résignation de ses chefs. Ce héros de la guerre refuse la Légion d’honneur. Professeur bénévole en école ouvrière, il avait écrit : on leur a appris à lire mais pas à la manière de s’en servir. Il a 27 ans. Il n’est pas socialiste mais gagne Paris et rallie la classe ouvrière. Le général De Gaulle vouait un culte à ce soldat qui avait dit : non. Et qui refusa d’être gracié après sa condamnation à mort. Il aura toujours 27 ans.
Nous sommes le 13 mars 1871 et les danseuses des Folies bergères ont écrit une lettre publique au gouvernement pour protester contre le défaitisme, la lâcheté et la politique antisociale des classes dirigeantes.
Nous sommes le 13 mars 1871 et Jules Vallès, enfant battu, romancier, journaliste, fait paraître son journal, imprimé 9, Rue d’Aboukir : Le Cri du Peuple, une feuille grand format, cinq colonnes à la page, vendu dix centimes, quasi rien. Il y a même un chansonnier qui rime à la une du journal, celui qui a écrit cette chanson qui court dans les rues et parle de cerises. Le Cri du Peuple est tiré à soixante-mille exemplaires. Pour des analphabètes, ces gens-là lisent beaucoup. Bien qu’il appelle à la non-violence, le journal est interdit et Jules Vallès condamné à six mois de prison. Alors il se rase la tête et la barbe et se cache pour échapper à la police. Il sortira de sa planque, le 18 mars, avec sa tête de bagnard juvénile, pour la révolution, pour la faire et pour l’écrire.
Nous sommes le 13 mars 1871 et quelque part dans Paris une ouvrière, une domestique, la femme d’un artisan, une couturière, on ne sait pas, pleure son garçon mort en janvier. On ne sait rien d’elle, même pas son nom. Tout ce qu’on sait, c’est que quand la foule pacifique manifestait devant l’Hôtel de Ville, un dimanche brumeux de janvier, les gardes mobiles ont tiré dans le tas. Quatre-vingt-trois arrestations, des dizaines de blessés, cinq morts dont un garçon de neuf ans. Le sien.
Nous sommes le 13 mars 1871 et il fait encore très froid dans les hautes solitudes de Kabylie. Depuis plusieurs semaines, El Mokrani et son frère Boumezrag, constatent ainsi qu’il y a de moins en moins de soldats français. Ils repartent en masse à Paris où il se passe quelque chose ... Alors ils lancent un mot d’ordre : unfaq urrumi ! Guerre décoloniale. Le plus grande révolte kabyle commence. En même temps que la guerre sociale.
Nous sommes le 13 mars 1871 et Eugène Varlin, artisan-relieur, syndicaliste, internationaliste, se souvient qu’il avait déclaré à son procès pour fait de grève en 1869 : tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines. Rien.
Nous sommes le 13 mars 1871 et à l’orphelinat des mauvais pères de la charité, Jeannot, dit le frisé, se réveille dans son dortoir de merde. Bientôt il sera pupille de la Commune ; bientôt, comme des centaines d’enfants en armes, il ira sur les barricades venger son enfance saccagée.
Nous sommes cinq jours avant la Commune insurrectionnelle de Paris. L’heure va bientôt sonner. L’heure de la revanche prodigieuse …
Jean-Paul Mahoux