Stanislas Niox-Chateau est l’un des fondateurs de Doctolib, plateforme de recherche et de prise de rendez-vous médical. Doctolib revendique sur son site 1 million d’utilisateurs professionnels et 90 millions de patients. Avec environ 1,2 milliard d’euros par sa participation dans l’entreprise, Stanislas Niox Chateau est un des 52 entrepreneurs français de la Tech les plus riches et le 111ᵉ du classement 2024 du magazine Challenges. L’entreprise est sous haute perfusion d’argent public : Doctolib obtient ainsi plusieurs subventions chaque année, pour des montants allant jusqu’à 50 % des coûts investis.
La publication rappelle le contexte en France : la fortune cumulée des « 500 du classement 2024 » a été multipliée par 3,1 en 10 ans. Challenges précise aussi que Stanislas Niox-Château n’est pas un héritier, il fait partie des soi-disant « self made men », « autrement dit, on peut aussi faire fortune en France ! ». Ouf, nous voilà tranquillisé.es ! Comme le résumait avec justesse Jean-Luc Mélenchon lors de son meeting à Redon : « Des gens se tuent au boulot pendant que d’autres se gavent. ». Stanisla Niox-Chateau est de ceux-là.
Vive la libre entreprise, pourvu qu’elle soit subventionnée
A priori, rien ne prédestinait Stanislas Niox-Chateau à se lancer dans ce secteur. Après une blessure au dos qui coupera court à sa carrière de tennisman, il rejoint l’école HEC et entre dans un fonds d’investissement. Il commence par étudier le fonctionnement d’une plate-forme numérique de réservations de restaurants… Et ainsi de suite.
La belle histoire, que l’on peut lire dans Challenges ou Forbes, est celle d’une startup française (précisément franco-allemande) partie de rien avec une bonne idée, qui connaît le succès, grandit et s’étend à l’étranger. Et qui devient une « licorne », c’est-à-dire une entreprise du domaine digital valorisée à plus d’un milliard de dollars.
Mais c’est aussi, pour reprendre les termes d’un journaliste de Libé « un monopole inquiétant, qui s’est construit avec l’argent de nos impôts et grâce à une générosité déconcertante de la régulation, couplée à un silence assourdissant de l’Autorité de la concurrence qui regardait ailleurs quand la gentille PME a acheté son principal concurrent. »
Comme nous l’explique DAF magazine, Doctolib est une entreprise en forte croissance qui a besoin d’investir et pour cela bénéficie de prêts et subventions, notamment auprès de BPI France, entrée au capital de la société. Doctolib fait aussi partie d’un pôle de compétitivité qui accompagne les entreprises dans la recherche de subventions et le montage des dossiers afférents, ce qui concourt à leur succès, par exemple en labellisant les projets.
Doctolib obtient différentes subventions chaque année, pour des montants allant jusqu’à 50 % des coûts investis. Quelques exemples : le Concours Innovation Numérique de la BPI, le programme PM’UP de la Région Île-de-France, l’assurance prospection Coface ont financé une partie de l’expansion de la société en Allemagne ; des prêts innovation et prêts à taux zéro innovation ont permis de développer le réseau d’adressage entre professionnels de
santé et le parcours de soin patient de demain, etc.
Une personne est dédiée aux dossiers de demandes de subventions de l’entreprise. « Dès que nous avons un nouveau projet, nous recherchons une subvention. »
Externalisation et concurrence avec des services publics
D’une part, Doctolib bénéficie de subventions publiques, d’autre part l’entreprise vend ses prestations à des services publics. Dès 2016, l’AP-HP lui sous-traite ses prises de rendez-vous. Selon Capital, Doctolib a fait un lobbying tous azimuts à la direction de l’AP-HP. « Finalement, ils ont quasiment coécrit l’appel d’offres public », se plaignent deux concurrents de l’époque. Doctolib a conclu des accords avec une centaine d’hôpitaux publics, dont les CHU de Rouen, Nancy, Montpellier, Nantes, Lille et Nice.
Et surtout, Doctolib a bénéficié de l’octroi par le gouvernement Macron de l’organisation de la campagne vaccinale lors de la pandémie de Covid. Elle aurait pu être portée par santé.fr, comme dans d’autres pays où elle a été prise en charge par le système d’assurance-maladie public.
Comme l’expliquent Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx dans La Privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public, une des caractéristiques de la présidence Macron est le soutien à des start-up qui offrent des services en concurrence avec les services publics.
En mars 2022, Cédric O, secrétaire d’État au Numérique, déclare lors d’un événement sur les start-ups de la santé que sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, « il y a eu, du point de vue de la relation entre le ministère de la Santé et l’écosystème [privé], un changement comme jamais il n’y en avait eu ».
Le collectif Nos services publics a évalué en 2021 le coût de la sous-traitance par l’État et les collectivités locales à 160 milliards d’euros par an : 7 % du PIB et l’équivalent du quart du budget de l’État. Le collectif pointe l’impact de la réduction du nombre d’emplois publics, à tous les échelons de l’administration qui contraint in fine à déléguer au privé de plus en plus de missions.
Avec les effets pervers attendus : enrichissement considérable d’un assisté d’en haut, perte de compétences et de « souveraineté », sur des actions d’utilité publique ; risque de dévoiement de l’intérêt général et de dégradation du service public ; nivellement par le bas des conditions de travail… Elle représente un surcoût financier souvent important sur le temps long. Un paradoxe, pour une politique dictée officiellement par une volonté de « maîtrise de la dépense publique ».
Une étude de la CGT et de l’université de Lille relève que le soutien public aux entreprises a plus que doublé depuis le début des années 2000, passant de 3 % du PIB environ à 6,44 % en 2019 avant les mesures d’urgence prises durant la crise sanitaire. Rapportées au budget de l’Etat, elles représentent presque 3 fois le budget de l’éducation nationale pour 2022, ou 1,5 fois les dépenses consacrées aux soins hospitaliers en 2020. Ces aides publiques constituent un soutien structurel aux entreprises, maintenant le « capitalisme sous perfusion ».
Par Sandrine Cheikh