
La guerre est-elle possible chez nous, – je veux dire, ici, en Europe occidentale, et pas si loin de nous, en Ukraine ? Depuis trois semaines, à l’évidence, oui.
Pas la guerre économique, qui est d’ores et déjà là. La guerre militaire. C’est maintenant, là, – dans les mois, dans l’année à venir, qu’elle est possible, parce que l’Union européenne est attaquée sur deux fronts, – à l’est et à l’ouest, par Poutine qui fait la paix avec Poutine, – Poutine-Trump qui donne à Poutine tout ce que pourquoi Poutine a fait la guerre : et il ne s’agit pas seulement de « russifier » l’Ukraine, ou de la « dénazifier », et tout et tout, mais, très simplement, de s’emparer de ses ressources naturelles, et de les partager entre quelques grands groupes américains qui travailleront de concert avec quelques groupes d’oligarques russes, à titre de dommages de guerre ou de « remboursement des frais » engagés, soi-disant, par le « contribuable américain »... et je rappelle que, selon les estimations les plus larges, les USA ont engagé quelque chose comme 43 milliards de dollars (les USA seuls, sans l’UE), – milliards dont beaucoup ont été seulement promis, ou prêtés (avec intérêts correspondants), alors qu’il s’agit d’une estimation de 500 milliards de dollars qui sont demandés – et que les autorités ukrainiennes ont fait savoir qu’elles avaient l’impression d’assister à des exigences occidentales devant des royaumes africains au XVIIIe siècle.
De quoi s’agit-il aujourd’hui ? – Il y a une certaine précipitation dans le camp de Poutine, et cette précipitation explique les choses qui je dis (et pas moi seul, Dieu soit loué) depuis le début de la guerre d’Ukraine. Le véritable objectif de Poutine n’est pas l’Ukraine, il n’a jamais été l’Ukraine. – Déjà, dès le mois de mars 2022, Soloviov (toujours lui) expliquait que les Occidentaux ne comprenaient rien, parce qu’ils ne comprenaient pas que l’Ukraine était « une étape intermédiaire » (relisez, ce n’est pas pour dire, mes chroniques de 2022, republiées dans « Un an de guerre »). Et le but n’était pas même une attaque contre l’Otan, le fait que la Russie n’accepterait jamais l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan (sachant que l’Otan, de toute façon, n’allait jamais accepter l’Ukraine, – ça aussi, c’était clair dès le début). Non, il s’agissait de détruire la puissance politique, et économique, mais, réellement, politique d’abord, des démocraties représentatives occidentales. Il s’agissait de détruire les régimes démocratiques du monde (et, encore une fois, je bloque tous ceux qui disent que les dictatures se valent, et que Macron vaut Poutine). L’Ukraine, depuis trois ans, malgré une aide défaillante, c’est nous, là, oui, vous et moi, ici, en France, là, chez vous, dans votre maison à vous (ou pas à vous), c’est vous qu’elle défend. Et, d’un seul coup, au moins, voilà : cela, c’est devenu clair.
Il ne s’agit pas de l’Ukraine, il s’agit de nous, de notre vie à nous.
Pourquoi tout se précipite-t-il ? Parce que, pour la Russie aussi, le temps presse. L’Ukraine est exsangue, certes, – l’UE est sonnée, mais la Russie est dans un état de délabrement économique très très sérieux, – sachant, comme je ne cesse de le rappeler, que la seule dépense du pays, c’est le secteur militaire, et que tout le reste, absolument tout, est dans un état de récession gravissime, parce que toutes les dépenses « civiles » ont été sacrifiées pour arriver à un effort de guerre qui, en tant que tel, alors qu’il occupe quasiment 40% de tout le budget du pays, ne parvient pas à fournir les armes nécessaires (même si, des armes, la Russie en a des quantités). Le seuil critique dont les experts parlent depuis au moins 2023 – le moment où les pertes, matérielles (les hommes, tout le monde s’en fiche) ne pourront plus être compensées –, il a été atteint depuis un certain temps. Et c’est pour cette raison que la Russie a attaqué partout, gagnant quelques centaines de kilomètres carrés, et qu’elle attaque encore, aujourd’hui même, sur toute la ligne de front, avec une rage et une obstination renouvelée, mais quasiment sans chars (parce que, des chars, il n’y en a plus en état de fonctionner). Et que, tous les jours, l’armée russe compte quelque chose comme mille morts (morts, – les blessés en plus). Poutine attendait Poutine (Poutine-Trump).
Poutine attend aujourd’hui deux choses, dont la première devrait se produire assez vite : la levée unilatérale des sanctions contre la Russie par les USA, sur le territoire des USA, et la restitution de ses avoirs gelés. Poutine attend aussi autre chose : l’élimination politique de l’Europe, et c’est pour cela qu’il va signer un accord de paix avec lui-même, sans l’Ukraine, sans l’Europe. – Cela, on peut y résister.
L’Union européenne et l’Ukraine sont-elles condamnées ?
Je ne le pense pas du tout. Je dirai : au contraire. C’est aujourd’hui comme un moment de vérité. D’abord, parce qu’il faudra, très vite, tout changer de la structure de l’UE, – il est évident que des régimes comme ceux d’Orban en Hongrie jouent le rôle d’agents de Poutine (de même pour le régime slovaque), et il faudra donc, d’une façon ou d’une autre, contourner la règle de l’unanimité. Mais l’Europe a des armes pour se défendre. Et je ne parle pas, ici, des armes militaires, même si, là aussi, l’Europe a des armes. Non, je parle des avoirs russes gelés par Bruxelles : 190 milliards de dollars. C’est-à-dire que l’Europe a de quoi, sans augmenter les impôts de ses concitoyens (mais, de toute façon, c’est trop tard pour les augmenter, parce que les choses vont se jouer là, maintenant, dans les quelques mois qui viennent), faire face à la guerre et aider l’Ukraine, avec l’argent russe – argent, je le rappelle, non pas volé au peuple russe par les méchants « libéraux » occidentaux, mais au peuple russe par les oligarques de Poutine. Argent qui doit servir à payer l’effort de guerre, colossal, encore nécessaire, pour faire s’effondrer cette horreur proliférante qu’est le régime poutinien. Cette somme colossale (pas même les trois quarts de la fortune d’Elon Musk) est une arme de guerre, une arme de résistance, – pour des années.
C’est maintenant, là, oui, dans les mois à venir, que la question de notre existence à nous va se poser : si l’UE accepte ce qui est en train de se passer, cet espèce de rapt de l’effort tant du peuple ukrainien pour se défendre, et la défendre elle-même, que de ses propres efforts à elle (qui, quoique faibles, étaient réels et importants), eh bien, ce n’est pas seulement l’UE qui va se retrouver comme une coquille vide, mais c’est l’Europe occidentale qui se retrouvera, obligatoirement, entraînée dans une guerre militaire, parce la Russie attaquera, obligatoirement, les pays baltes.
L’autre argument est celui du résultat économique d’une guerre mondiale : les grands groupes américains ont-ils intérêt à perdre la clientèle des consommateurs de l’UE ? Quel sera le résultat économique d’une catastrophe planétaire... ça, bon, j’avoue n’y rien comprendre. Mais, de fait, des contre-sanctions face aux sanctions américaines, ce sera déjà quelque chose.
Ce qui est sûr, et qui, d’une certaine façon me rassure, c’est que, soudain, le discours des pays leaders de l’UE a changé : oui, ce qu’a dit Vance a Munich était « inacceptable ». Et, pour l’instant du moins, il semble que l’UE veuille, cet inacceptable, ne pas l’accepter. En fait, ce n’est pas qu’elle veut ou qu’elle ne veut pas. C’est qu’elle est bien forcée. Parce que, justement, personne ne lui a demandé son avis.
Poutine est là, devant notre porte. C’est maintenant que la question se pose : l’UE est-elle seulement une alliance économique en temps de paix, – ou bien existe-t-elle aussi en tant que phénomène politique (je ne parle pas de projet, mais d’existence ici et maintenant), sommes-nous capables de nous défendre, et donc, de nous défendre ensemble ?
Ceux qui n’ont pas voulu intervenir en Espagne, ceux qui n’ont pas voulu « mourir pour Dantzig », – le nombre de millions de personnes qu’ils ont contribué à tuer, au nom de la paix... Nous y sommes revenus. Et c’est, réellement, invraisemblable. Comme toutes les catastrophes avant qu’elles ne se déclenchent.
André Markowicz